Les critiques francophones

Par Jean Douchet, tiré du site des Cahiers du Cinéma

 

Il n’est point d’art sans effets. Sauf, apparemment, le premier plan d’Eyes Wide Shut, qui voit Nicole Kidman laisser glisser sa robe et, digne d’une statuette grecque, découvrir la splendeur délicate, de dos et en pied, de son nu. Cette simplicité naturelle, à l’évidence, est non seulement un effet savant, subtil et quasi invisible, mais l’effet par excellence. L’art suprême.

 

Les effets, en effet, nourrissent les querelles esthétiques et suscitent des jugements qui se veulent définitifs sur leur nature, leur qualité, leur besoin et leur raison. Longtemps des puristes rejetèrent Kubrick pour crime de lourdeur et grossièreté d’écriture. Et voilà son œuvre ultime, incomprise à sa sortie, reconnue un an après comme un chef d’œuvre incontestable par nombre de ses anciens détracteurs. Les admirateurs, eux, sans triomphalisme, se sentent tranquillement confortés.

 

Un artiste authentique, au fil de son parcours, tente d’aller à ce qu’il croit être le cœur, l’âme et l’esprit de son art, s’emploie à le servir et par dessus tout à le révéler. Kubrick abandonne ici tous les faux-semblants du spectacle de la représentation, non en l’éliminant, mais en manifestant avec éclat son caractère structurellement artificieux. Comme une peau parasite qu’il faudrait arracher, un masque qu’il faudra déposer.

 

Car il faut aller à l’essentiel qui, au cinéma, se réduit à la lumière, à l’image et au son. C’est sur eux que l’on doit travailler, d’eux que survient le sens profond, par eux que l’on tire l’authenticité de la dramaturgie.

 

En priorité, bien sûr, la lumière. Tout spectateur, fût-il le plus ignare en septième art, ne peut pas dans Eyes Wide Shut ne pas la remarquer. Et ce dès le premier plan précité. Aucun autre cinéaste, sauf Stroheim ou Sternberg, ne l’a autant exhibée. Elle est toujours présente, impossible à oublier. D’où vient-elle ? D’une surexcitation en survoltage d’un éclairage par source naturelle. Du décor qui semble, dès lors, étrange. Comme si c’était lui qui renvoyait l’éclairage, illuminait l’intérieur des lieux, éblouissait l’écran. Comme si était inversée la direction de la lumière. Comme si elle avait perdu son sens, donc trahi sa provenance et, par là, sa signification.

 

Revenons à l’impression première du spectateur. A ses yeux la magnificence de cette lumière « fait riche ». Il a l’impression que l’argent, beaucoup d’argent, a été dépensé, qu’il le trouve sur l’écran, que Kubrick n’a pas triché avec lui. Pour la simple raison que l’étalage de cette lumière, intrinsèquement liée à la sensation de richesse, est le sujet profond, qu’il en assure la dramaturgie. Pendant deux heures il nous montre comment notre monde n’est plus éclairé que par la lumière de l’argent, comment elle pénètre et fausse jusqu'à notre vie la plus intime, comment elle égare notre rapport vrai au réel, interdit un contact clair à l’autre. La première phrase est : « Où est passé mon portefeuille ? ». Le dernier mot sera fuck (baiser), comme ultime tentative (le dialogue entre le mari et la femme est explicite) pour échapper à l’aliénation, se retrouver en couple et, peut-être alors, peut-être enfin, se trouver soi-même.

 

D’où la nécessité de l’errance. Comment voir ce que la lumière n’éclaire plus, comment se diriger quand sa nature première est dévoyée ? De spiritualiste la voici rabaissée à une fonction purement matérialiste. Elle n’est plus que marchande. Trompeuse / vendeuse dans l’âme, elle cherche à se faire passer pour ce qu’elle fut. Elle émerveille le monde, fascine et éblouit. Il est donc logique qu’on la suive à la trace dans ses faits et méfaits tout au long du film. On passera de la brillantissime réception du début chez les ultra-milliardaires, où l’argent se visualise et semble pleuvoir sans retenue en rideau de lumière, à la scène finale du grand magasin, plus réaliste apparemment, où l’on perpétue chez l’enfant le syndrome de l’émerveillement marchand au moment des achats de Noël (on aura, entre autres, assisté à la leçon de la fillette sur un problème de calcul de prix). Pas un moment où l’argent, soit directement, soit symboliquement, ne manifeste sa présence et son emprise. Pas un moment où la lumière, les lumières - car chaque scène a son éclairage signifiant - n’illusionnent la vision du monde. Même et surtout le fondement de l’existence, le sexe. La lumière cancérise le désir puisqu’elle fait de l’argent la clé, donc le but, de sa satisfaction. Tous en seront victimes, voués à l’impuissance, même et surtout les maîtres du monde pour lesquels l’immensité de la richesse débouche sur un voyeurisme stérile et inhibé. L’errance de notre héros, au sourire béat de good boy, sera donc sexuelle. Elle se doit d’aboutir au mot fuck. Son salut, notre salut dépend du rapport concret, accepté, de l’autre, de la force intacte d’un vrai désir retrouvé, d’un retour au sentiment du sublime mystère de l’accouplement. Cette errance est une quête du sacré.

 

C’est ici qu’interviennent l’image et le son. La lumière force l’image, et par là intensifie la représentation. D’emblée, Kubrick la place sous le signe de la beauté. Sauf que cette beauté fonctionne comme un leurre. Tout l’attirail expressionniste que notre cinéaste a travaillé, trituré, refaçonné au cours de son œuvre, trouve ici sa finalité. Sous son faux-semblant de splendide apparat, il ne présente qu’un simulacre, un travesti de la beauté. Le sacré, fût-ce dans une cérémonie à prétention satanique, se dévoile constamment comme une mascarade. Ostentatoire chez le loueur de costumes et de nymphette, hystérique chez la fille du mort, comique avec le portier de l’hôtel, tragique à la morgue, où le cadavre de la sculpturale droguée, tuée par sa magnificence, reposerait comme un superbe gisant s’il n’était soumis à la violence clinique d’une lumière crue et crayeuse. Le rituel qu’organise sans cesse la mise en scène est tout aussi trompeur, et cette dernière ne cesse de démonter l’artifice mensonger sur lequel elle est construite. Rien ne résiste, tout est façade. Derrière se cache un vide immense, tragique et désolant.

 

Impression que renforce le son, souvent étouffé et sourd. Mais plus encore la parole. Aussi audible que la lumière est visible, la parole subit un traitement stupéfiant auquel aucun spectateur ne peut échapper. Kubrick fait dire à ses acteurs des phrases prosaïques et banales comme des secrets longtemps contenus et profondément pénibles à livrer. Soudain s’impose un rythme lent et lourd qui atteint un double but. D’une part ces confessions semblent participer du religieux. Elles avouent un besoin enfoui d’un retour du et au sacré. Sauf que c’est le veau d’or qui a confisqué à son profit cette demande. L’argent s’est érigé en religion, proclamé dieu, constitué en unique souverain. L’humanité souffre sans la comprendre de cette imposition. D’où l’autre aspect de ces étranges dialogues. Ils trahissent l’angoisse et la névrose dans lesquelles sont plongés les personnages. Toute cette lumière tapageuse les voue à l’errance nocturne, quasi désespérée, comme l’est notre héros face à son masque posé sur le lit. La dérision triomphe.

 

Soixante ans après La Règle du jeu, Kubrick dépasse Renoir dans la noirceur et le pessimisme. Dans des sociétés qui ont vendu leur âme, on ne peut plus peindre la beauté, juste son évocation et son regret. Il faut passer par l’aspect négatif de la représentation pour tenter de retrouver la règle du jeu, pour avancer, malgré tout, les yeux grands fermés.