Point de vue

par Marc Abdelmoumene

L'œuvre cinématographique comme toute œuvre de n'importe quelle autre forme d'art est régie par une combinaison de phénomènes inexprimables dont la conjonction hasardeuse mais recherchée par le créateur nous donne un petit bijou, une œuvre qui saura traverser le temps et conserver sa force première : nous faire réagir. Mais le plus sûr moyen d'atteindre ce haut degré artistique c'est encore de dépeindre l'âme humaine, de creuser dans son être pour en ressortir tout ce qu'il existe de beau et de laid, de vrai et de faux, de juste et d'injuste, de sonder toujours plus profond dans les retranchements même de la personnalité de l'être humain, cet animal au-delà de l'animal en lutte constante avec cette animalité, pour nous jeter, face à cette œuvre, dans un trouble conscient comme un coupable face à des preuves irréfutables.

 

Stanley Kubrick use de tout cela, travail le film jusque dans les moindres détails afin d'atteindre en triomphateur le but recherché. Il est évident que pour Stanley Kubrick l'homme est un animal malade, un être actuellement en pleine adolescence, qui lutte constamment entre ses instincts et ses idéologies : tel est, je pense, le fil conducteur du film, l'idée générale autour de laquelle vont se greffer toutes les preuves scéniques nécessaires pour étayer sa théorie. Pour cela ORANGE MECANIQUE est divisé en trois étapes importantes de l'humanité : avant la prison, la prison et le traitement après la prison.

 

LA PRÉHISTOIRE

 

Dans la première, certainement la plus réussie, Alex est un jeune homme libre pour lui l'existence ne peut se passer de sexe et d'ultra violence. C'est un être qui vit d'instinct, exactement comme l'animal. Preuve en est le premier plan du film : gros plan fixe sur le visage du héros, les traits sont agressifs, le regard vide et rempli de haine, pas la moindre émotion, on croirait voir un lion. Puis la caméra recule lentement pour nous laisser découvrir un lieu de luxure où les tables ont les formes de femmes nues, et où les boissons sous l'appellation de lait ne sont rien d'autre que des alcools : c'est dans ce lieu qu'Alex et ses drougs viennent chercher la source de leur violence, exactement comme les fauves vont s'abreuver au plan d'eau où ils savent que viendront également leurs victimes. D'abord la violence, où plutôt l'instinct de territoire, je dirai même de territoire de chasse : Alex et sa bande vont se battre contre une bande et les chasser. Deuxième point la chasse : Alex et sa bande entrent dans une maison, violent la femme, violentent le mari. Troisième point le sexe : Alex rencontre deux jeunes femmes, les emmène chez lui et copule car il ne s'agit rien d'autre à la vue de ces images rapides, lointaines et d'une froideur terrible. Quatrième point les rivalités internes au groupe pour prendre la direction, je serai tenté de dire la lutte entre les grands mâles (n'est-ce pas ce qu'on dit pour les groupes sociaux-animal). De plus comme le dit Alex, à chaque jour suffit sa peine, ils vivent au jour le jour, le passé et le futur n'existent pas, même l'argent ne les préoccupe pas (Alex le dit : si tu veux une voiture tu la voles, si tu veux manger tu prends, si tu veux une femme tu prends, etc.). Dans cette première partie Stanley Kubrick ne nous dépeint rien d'autre que l'instinct animal de l'homme, ces pulsions profondes que nous réprimons depuis des générations mais qui demeurent présentes et réelles, qui sont une part de nous même. A ce moment Alex nous apparaît comme un être abject, de la pire espèce car il agit sans intérêt, sans calcul, purement au hasard. Ainsi, pour nous impliquer, pour nous rendre complice de tout cela Stanley Kubrick filme cette violence avec de la musique classique et des chansons populaires. Pour cela je vous renvoie à la scène terrible de l'agression du vieil homme et du viol de sa femme sous un air de "chantons sous la pluie", je mets au défi quiconque l'a vue en salle de n'avoir entendu des rires pour les plus francs et de n'avoir pas soi-même considéré cela comme plus comique que dramatique. C'est ici que le réalisateur touche au génie car il a su banaliser la violence tout simplement en nous la faisant découvrir sous un travers débarrassé de toute inhibition (la musique masque l'inhibition et ne laisse qu'un acte somme tout naturel dans la nature, la reproduction où seul les plus forts ont ce privilège). Il est cependant à noter qu'alex conserve toujours une pointe d'humanité dans cette sensibilité que lui octroi l'auteur au sujet de son amour sans fin pour Ludwig van le divin. Cet amour pour la musique est peut-être une porte, une pointe de civilisation, une lueur d'espoir dans le respect qu'il porte au grand musicien : c'est un embryon d'évolution dans le plus pervers des êtres, c'est également ce qui le différencie irrémédiablement de l'animal, mais je pense que c'est certainement son point faible. Dans toute cette première partie nous avons affaire à un être heureux, épanoui, bien dans sa peau, sans aucun complexe malgré les risques qu'il encourt auprès de la justice (avouez que vous connaissez peu de monde qui soit autant que lui dégagé de toute contrainte terrestre et sociale !). Toute la symbolique du film est résumée dans la première partie par la scène centrale de la chambre d'Alex : nous y découvrons un grand poster de femme nue offerte à tous les fantasmes, un serpent symbole du Mal, la musique de Beethoven, et des statuettes d'un Christ crucifié qu'un savant montage fait danser dans une douleur muette alors que le serpent a choisi le plaisir. Tel est le monde secret d'Alex pareil aux circonvolutions complexes de son cerveau.

 

L'EDUCATION

 

Dans la deuxième partie Alex se retrouve en prison, lâchement vendu par ceux de sa propre bande. Pour lui tout va changer, et les murs du pénitencier ressemblent étrangement aux contraintes de notre société. Le voici confiné en un lieu, obligé à se lever à heures fixes, réprimer ses instincts pour espérer être libéré plus tôt, comme nous réprimons nos émotions pour éviter tout problème. Le film baisse d'intensité, nous y découvrons des êtres détournés des hommes déviés qui ne ressemblent plus à l'idée que l'on se fait de l'humanité. Alex devient un faux mouton, tout ce qu'on lui inculque ne le détourne nullement de ses instincts, et il demeure ce qu'il n'a jamais cessé d'être. En est-il de même pour l'humanité ? Toujours est-il que le personnage d'Alex prend une nouvelle connotation à l'œil du spectateur. Cet être qui est la personnification de nos instincts se retrouve enfermé et c'est comme si brusquement nous étions enfermés nous même, comme si Stanley Kubrick avait su capturer nos besoins et nous décevoir brusquement dans un monde terriblement ennuyeux. Pour cela il personnifie une autre de nos conceptions : la conscience. En effet le gardien chef suit Alex partout, le guide dans tous ses faits et gestes, lui hurle les ordres qui doivent motiver son comportement, il est une présence intolérable mais constante qui fait d'Alex, cet être brut, un homme comme vous et moi. Pour le spectateur le personnage d'Alex évolue radicalement. Fini le monstre assoiffé de sexe et de violence, il ne reste plus qu'un amateur de Ludwig van Beethoven persécuté par un odieux personnage en uniforme qui le transforme en un être civilisé. Ce gardien gueulard, à nos yeux, devient pire qu'Alex, on finit par lui vouer une haine réelle et c'est dans cette haine là que Stanley Kubrick touche au génie car il a su nous rendre coupable d'hypocrisie, il a su dévoiler nos instincts primaires et notre préférence à Alex. C'est parce que chacun se sent plus proche d'Alex que du gardien que le réalisateur a réussit dans l'entreprise première : l'homme est un animal malade. A travers les siècles l'homme a crée ce gardien dans son être, et chaque jour il hurle lève-toi, lave-toi, va travailler, ne touche pas cette femme, marie-toi, paye, dis merci, etc. C'est le gardien de notre humanité, il chasse Alex qui pousse en chacun de nous, cet étrange Alex qui nous séduit dans notre sommeil et nous effraie tant lorsqu'il s'exprime. Il semble cependant que ce gardien ne soit pas suffisant, il est vrai qu'à notre époque encore beaucoup de crimes monstrueux défraient la chronique et nous montrent combien il y a peu entre un être normal et ce que nous appelons le fou, ces hommes privés de gardien. Alex va subir une expérience scientifique pour lui retirer ses mauvais instincts et faire de lui un homme véritable. Il se porte volontaire dans l'unique but d'être libéré sous quinze jours. Sorti de prison Alex retrouve son air sauvage en même temps qu'il perd son gardien peu sympathique, démonstration d'un échec total au niveau de la sanction pénitentiaire, ce qui n'est pas sans nous faire réfléchir sur nos propres méthodes répressives. La deuxième partie finie donc sur cette cure médicale destinée à rendre humain un être primitif en déviant ses plaisirs en tortures. Ici le phénomène est pire que le gardien car il n'y a même plus de choix, et c'est à ce moment là que le but recherché disparaît avec les moyens, c'est à dire que l'humanité disparaît à cause des expériences mises en oeuvre à sa recherche. Alex perd à la fois son animalité et humanité, il n'est plus qu'une machine réagissant à des stimulants, sans choix.

 

LA RÉALITÉ

 

Dans la troisième partie, Alex exprime un nouveau sentiment : la pitié. Nous sommes donc passés de l'horreur au besoin et du besoin à la pitié. S'agit-il toujours du même personnage ? Ou bien s'agit-il de nous ? Stanley Kubrick a su jouer avec votre inconscient, il vous a rendu tel que vous êtes réellement, tel que nous sommes tous encore, des êtres primaires, non pas au sens péjoratif mais au sens de l'évolution de l'homme. Quelle que soit la façon dont vous avez pu réagir vous étiez entré dans le jeu car dans la troisième partie Alex est un être faible qui subit la violence d'une vengeance aveugle et terrible, celui-ci ne peut se défendre et reçoit les coups sans répondre. A cela deux réactions : il y a ceux qui détestent Alex et trouvent juste ce châtiment corporel, et les autres, ceux qui trouvent inadmissible qu'il ne puisse se défendre et donner des coups à son tour. Lequel de ces deux groupes est le plus humain ? Celui heureux de le voir souffrir ou, celui malheureux de le voir sans rendre sa souffrance ? Dans les deux cas se débat la violence, celui qui donne et reçoit, celui qui subit et fait subir, dans les deux cas nous n'avons pas plus évolué que des animaux mais nous souffrons de cette conscience. Rappelez-vous, dans la chambre d'Alex, les statuettes de Jésus crucifié symbolisaient l'être qui subissait la violence dans l'amour de ceux qui le maltraitaient ; Alex devient malgré lui ce Christ que nous ne pouvons encore accepter parce que nous réagissons plus en animal qu'en être d'esprit, nous sommes encore guidés par la chair et non par l'âme parce qu'à mesure que le temps passe nous sommes plus persuadés que la vie terrestre est l'unique alternative.

 

ORANGE MECANIQUE est un film terrible, certainement un des chefs-d'œuvre du cinéma. Tout d'abord il faut le voir et vous vous découvrirez, car Stanley Kubrick fait une incursion dans l'inconscient humain, je dirai dans le passé émotionnel de l'humanité pour nous emmener à une terrible conclusion : la seule différence entre l'homme et l'animal c'est l'hypocrisie. Lorsque Alex est relâché, sa souffrance est terrible, comme nous souffrons nous-mêmes dans notre vie parce que notre choix n'est pas total mais lié à tout un savoir-vivre que nous sommes obligés de respecter même si cela ne nous plaît pas vraiment. Derrière une histoire simple, filmée avec magie, Kubrick nous dépeint une tragédie non pas humaine mais spirituelle, à savoir si nous ne sommes qu'une combinaison judicieuse de cellules ou de véritables esprits pour qui la chair n'est qu'un passage éphémère et sans autre intérêt qu'une expérience enrichissante