Dans son numéro de septembre 99 (n°27), le magazine Ciné Live a publié un entretient de Tom Cruise à propos du tournage d'Eyes Wide Shut.

 

Entretient réalisé par Jean-Paul Chaillet.

 

Ciné Live : Vous attendiez-vous à un tel impact lors de la diffusion du premier "teaser" de quatre vingt dix secondes de Eyes Wide Shut, où l'on vous voyait torse nu en train d'embrasser Nicole Kidman ?

Tom Cruise : pas vraiment, non. Stanley Kubrick m'avait fait parvenir cet extrait du film en m'informant qu'il avait décidé de l'utiliser comme bande-annonce. Je l'ai visionné et j'avoue avoir alors éprouvé une sorte de choc. Ce n'est pas du tout la même chose de tourner une telle séquence dans l'intimité d'un studio avec Stanley à la caméra et votre épouse comme partenaire, et de découvrir ensuite sur un écran. Mais je tiens à affirmer d'emblée que faire ce film a été un honneur pour moi. C'est une opportunité rare pour n'importe quel acteur que de se voir offrir ce genre de personnage.

 

Dans quel état d'esprit étiez-vous avant de commencer à tourner ?

Un peu anxieux, quand même. Je n'avais jamais eu à incarner un personnage aussi introverti. Mais c'est ce que voulait Stanley. C'était donc à la fois un sacré défi et expérience extraordinaire. Et, tout au long du tournage, Stanley s'est montré très compréhensif avec moi, d'une patience infinie.

 

Est-ce que le fait d'être marié à Nicole Kidman et d'incarner aussi un couple marié dans Eyes Wide Shut vous a facilité les choses ou, au contraire, le tournage de vos scènes en commun en a-t-il été rendu plus inconfortable ?

En ce qui concerne la scène d'amour avec Nicole, celle de la bande-annonce, rien de plus facile. Tourner ce film avec elle a sans conteste aidé à aplanir bien des difficultés. Sans éviter totalement pour autant quelques frictions et confrontations inhérentes au contenu des scènes mêmes. Je crois que ce qui nous a aidés à surmonter ces difficultés, c'est justement le fait d'être mariés, de nous connaître aussi bien et de ne pas avoir de problèmes de communication entre nous.

 

Le tournage de Eyes Wide Shut a duré plus d'un an et demi. Cela a-t-il été une expérience éprouvante en tant que comédien ?

Je ne nierai pas qu'il y a eu des périodes de tension, et d'autres ou c'était difficile, dur même. Vous savez, quand on tourne six jours par semaine, c'est inévitable, d'autant que moi je travaillais tous les jours, sauf ceux au cours desquels Stanley filmait les scènes de Nicole avec l'officier de marine, ou celles du début du film. C'est vrai, il m'est arrivé parfois de connaître des moments où j'étais nerveusement épuisé. Dans ces moments là, nous avons pris le temps de nous réconforter mutuellement.

 

Eyes Wide Shut est le troisième film que vous avez tourné avec Nicole, après Jours de tonnerre et Horizons lointains. A-t-elle changé en tant qu'actrice ?

Je pense surtout que l'expérience de Eyes Wide Shut m'a permis de mieux la comprendre. Cela reste un grand mystère pour moi, mais c'est en même temps très excitant de pouvoir partager la vie de quelqu'un et de lui découvrir des facettes inconnues. Qu'on ne sache jamais au fond qui est véritablement cette personne… Sans être un expert en a matière, je pense que c'est d'ailleurs la question que pose Stanley dans son film, tout en invitant le public à participer. Même dans sa manière de filmer, il cherche à provoquer une réaction chez le spectateur.

 

Eyes Wide Shut se veut un film dérangeant, qui explore certains fantasmes…

A la base, le sujet du film est la jalousie et l'obsession sexuelle. Deux thèmes qui portent à la discussion. Stanley l'avait compris et a été très claire là-dessus : les gens ont souvent une personnalité double, un peu comme s'ils passaient de l'ombre à la lumière, et vice-versa, en permanence.

 

Etes-vous quelqu'un de jaloux, par exemple ?

Non. J'ai de la chance je suppose. Quant à la jalousie sur le plan professionnel, c'est quelque chose qui ne m'a jamais effleuré l'esprit. Au contraire, avec Nicole, sa prestation m'intéresse, me stimule tout autant que mon propre rôle. N'oubliez pas que Nicole était connue et avait du succès en Australie avant que nous ne tombions amoureux. Et elle ne s'est jamais souciée de l'importance de mon succès, de ma célébrité. Nos rapports n'ont jamais achoppé non plus sur la disparité de l'ampleur de nos rôles respectifs. Nicole possède un talent propre à elle, unique et remarquable, ainsi qu'une confiance en elle qui lui donne la capacité d'explorer toutes sortes de personnages en tant qu'artiste.

 

Quel genre de cinéaste Kubrick est-il, selon vous ?

Stanley est capable de susciter une tension pour parvenir à ses fins, aussi bien sur le plateau que pour le public. Il sait comment poser les questions nécessaires pour y parvenir tout en "peignant son décor" avec un minimum de peinture. C'est ce qui permet au public d'y surimposer ses propres références et de se poser les questions de ces thèmes universels. Stanley filme avec une ouverture au 1.85, ce qui donne une profondeur de champ telle que le spectateur a souvent l'impression de se retrouver non pas en face d'un écran, mais quasiment à l'intérieur du décor de la scène. Stanley en a exploré chacun de ces aspects. Les questions que l'on se pose dans le film, il se les est lui-même posées parce qu'il en cherchait la réponse. Pour moi, Eyes Wide Shut reflète sa vie et ses interrogations, peut-être même encore plus que ce qu'on peut imaginer…

 

En quoi s'est-il révélé différent des autres réalisateurs avec lesquels vous avez tourné ?

Tous les metteurs en scène sont évidemment différents et, en plus, chaque film est différent. C'est pour cela qu'il est difficile de comparer Stanley à qui que ce soit d'une manière juste. Je crois qu'un acteur doit avant tout trouver un langage commun avec son réalisateur afin qu'ils soient tous deux certains d'être constamment sur une même longueur d'onde. Stanley n'a jamais cherché à m'imposer quoi que ce soit. Aujourd'hui encore, il m'est difficile d'expliciter exactement le processus de création avec lui.

 

Aux Etats-Unis, soixante-cinq secondes de la scène d'orgie du film ont dû être altérées numériquement pour des raisons de censure…

Stanley avait exigé que rien ne soit coupé au montage final. C'est donc la solution à laquelle il s'était résolu pour satisfaire la censure. Pour vous donner un exemple, j'avais 7 ans lorsque j'ai vu 2001, l'odyssée de l'espace pour la première fois. J crois que si j'avais 14, 15 ans aujourd'hui, j'aimerais bien que mes parents me laissent aller voir Eyes Wide Shut. Car c'est une expérience forcément différente pour quelqu'un de cet âge là. Pour en revenir à la censure, je ne suis pas d'accord avec elle. Pour Stanley, le sexe représente une métaphore, mais le problème n'est pas là parce que ce n'est pas vraiment le sujet du film. La scène de l'orgie est une séquence essentielle mais qui ne doit pas être considérée comme servant de dynamique émotionnelle au film, ni comme un point de convergence.

 

Avez-vous été obligé, en raison de la durée du tournage, de refuser des rôles que vous regrettez aujourd'hui ?

Ecoutez, je ne vais pas me plaindre : dans ma carrière, j'aurai eu la chance inouïe de tourner avec Stanley Kubrick et aujourd'hui Steven Spielberg. Steven est un ami de longue date, j'ai vu tous ses films, j'en ai discuté avec lui et j'attends avec impatience de commencer le tournage de Minority Report. Ce que je recherche en tant qu'acteur, c'est justement ce genre d'opportunités. Je suis parfaitement conscient qu'au court de ma carrière, je ne pourrai tourner qu'un certain nombre de films. Par conséquent, je veux que chacun soit une expérience intéressante. Ce qui ne veut pas dire pour autant que je m'attende à chaque fois à une expérience idyllique. Mais je trouve fascinant de tourner un film, de créer des personnages et de m'impliquer dans leurs vies. Alors peu m'importe le temps que cela prend. Le cas de Stanley reste exceptionnel, mais c'était sa manière à lui de faire un film et moi, je voulais tourner avec lui. Et puis ce film a aussi été un formidable cadeau pour Nicole, alors je n'ai jamais été frustré à l'idée que je ne pouvais rater quelque chose : ce n'est pas avec cette mentalité que je fais du cinéma. Et d'ailleurs, peu importe la manière dont la critique le perçoit : il me reste toujours l'expérience de l'avoir tourné, et c'est inestimable.