L'homme s'est détaché de la religion, il dû saluer la mort des dieux et les impératifs du loyalisme envers les états-nations se dissolvent alors que toutes les valeurs anciennes tant sociales qu'éthiques sont en train de disparaître. L'homme du vingtième siècle a été lancé dans une barque sans gouvernail sur une mer inconnue. S'il veut rester sain d'esprit la traversée durant, il lui faut faire quelque chose dont il se préoccupe et quelque chose qui soit plus important que lui-même. Stanley Kubrick (entretient avec Play-Boy, repris dans The Making of Kubrick's 2001.)



 

 Le cinéaste Stanley Kubrick a déclaré ceci : "Si vous avez la chance de faire un film, votre style personnel résultera en fait de la façon dont votre esprit fonctionne ; celui-ci s'imposant sur les facteurs qu'on peut en partie diriger et qui existeront au moment où vous démarrerez : à la fois le temps dont vous disposerez, l'impression que donneront les décors et la qualité qu'auront les acteurs tel ou tel jour." Vraiment, Kubrick ne sait guère que faire avec l'esthétique et pourtant je montrerai que les esthètes peuvent faire grand usage de Kubrick.

Stanley Kubrick est né le 26 juillet 1928, dans le Bronx, au sein d'une famille de la classe moyenne. Il reçut son premier appareil photographique à l'âge de treize ans; c'était un cadeau de son père - un médecin - qui l'initia à la photographie.

Il fut " photographe de classe " à la Taf t High School mais une note "f " en anglais et une moyenne de 68 lui firent perdre sa place à l'Université au bénéfice de quelque soldat revenant de la guerre. "Par pitié", dit-il, le magazine Look, après avoir acheté un de ses instantanés, l'engagea comme photographe, un photographe de seize ans.

Kubrick demeura dans l'équipe de Look, jusqu'à l'âge de vingt et un ans. Lui-même se décrit comme ayant été à l'époque "un garçon maigre et mal dégrossi qui transportait son appareil dans un sac en papier afin qu'on ne le prenne pas pour un touriste". Ce travail fut pour lui une bonne occasion de s'initier au côté photographique du cinéma - la composition d'une image, les éclairages, l'usage des extérieurs, l'an de saisir le mouvement - et de s'y entraîner mais tout ce que Kubrick connaissait de l'art de faire des films c'était justement la photographie et le livre de Poudovkine, Film Technique...

Il s'accorde encore avec Poudovkine pour dire que le montage est la base de l'art cinématographique :

" La possibilité de montrer, en un bref instant, une action toute simple un homme fauchant le blé - sous nombre d'angles différents, la possibilité de voir cette action d'une façon spéciale, impossible autrement que par le film, voilà tout ce dont il s'agit.

Kubrick s'était toujours intéressé au cinéma et quand il atteignit l'âge de dix-neuf ans, il en devint obsédé : il passait cinq soirs par semaine au Museum of Modem Art afin de voir les anciens films célèbres tout en consacrant ses week-ends à voir les films nouveaux. Il se rappelle qu'un quotidien new yorkais, depuis longtemps disparu, le PM, donnait en gros caractères la liste de tous les films passant dans la ville. En fin de semaine, il arrivait même que Kubrick prenne le bac pour Staten Island pour "rattraper" quelque bande qu'il avait manquée.

Kubrick se persuade de nos jours que ces voyages et surtout les longues séances cinématographiques au Museum of Modem Art furent la meilleure formation qu'il pouvait recevoir. Ce qui avait le plus de valeur, c'était prêter la plus vive attention aux (très rares)- bons films mais même les navets servirent à quelque chose : ils encouragèrent Kubrick. "Je m'obstinai à voir des films misérables, me disant en moi-même je ne sais rien de la réalisation cinématographique mais je ne pourrais pas faire quelque chose qui soit pire que cela (3).

le fluide travail de la caméra chez Max Ophuls fut l'une des réussites qui enthousiasmèrent le plus Kubrick. "Dans des films comme Le Plaisir et Madame De, la caméra traverse chaque mur et chaque plancher. Une caméra aussi fluide, ou peut-être aussi incapable de rester inerte, apparaît dans les dernières œuvres de Kubrick, surtout dans 2001, A Space Odyssey.

 



Ce qui fit démarrer le premier film de Kubrick fut une conversation qu'il tint avec un vieux camarade d'école, Alex Silger, qui était employé de bureau à la March of Time. Silger révéla à Kubrick que cette compagnie avait consacré 40000 dollars à la réalisation d'un documentaire d'une bobine : Kubrick calcula qu'il aurait pu faire la même chose pour 1500 dollars. Voilà pourquoi, en 1950, âgé de vingt et un ans et employant 3800 dollars qu'il avait économisés sur son salaire, il réalisa Day of the Figth, film basé sur une de ses séries photographiques pour Look, Prize Fighter. Il usa d'une simple caméra 35 mm, une Eyemo qu'on ne pouvait charger que de pellicule pour la lumière du jour, après avoir passé une matinée chez son fournisseur afin d'apprendre comment la charger et la manier. Un employé de cette société, Burt Zucker, lui enseigna de plus comment couper et coller la pellicule et comment user de la moviola et du synchroniseur qu'il avait loués. Kubrick jugea que les aspects techniques de la réalisation cinématographique n'étaient pas difficiles.

 

Day of the Fight, documentaire sur le boxeur Walter Cartier ne se fait remarquer que par le brillant de sa photographie et par Sa construction sans détours. le budget optimiste de Kubrick et son talent avéré de photographe lui avait donné l'assurance qu'il fallait pour réaliser ce projet et contribuèrent aussi à faire vendre le film. "Même si mes deux premiers films étaient mauvais, ils étaient bien photographiés et ils avaient quelque chose de brillant qui impressionnait les gens.

 

Day of the Fight coûta 3900 dollars à Kubrick qui le vendit pour 4000 dollars à RKO-Pathé ; c'était, lui dit-on, plus que ces gens n'avaient jamais payé pour un court-métrage. La March 0f Time devait cesser son activité mais lui, Kubrick, allait de l'avant avec un nouveau court-métrage pour RKO-Pathé : ce fut The Flying Padre qu'il définit précisément comme "une chose idiote à propos d'un prêtre du Sud ouest qui, dans un petit avion, vole vers sa paroisse isolée ". The Flying Padre rentra tout juste dans ses fonds à cause du coût élevé des extérieurs.

Dans ces deux films, Kubrick fit tout lui-même : il fut scénariste, réalisateur, cameraman, ingénieur du son et monteur. Ayant acquis cette initiation générale à l'art de faire des films et deux succès mineurs, il démissionna en bonne et due forme de Look afin de se vouer à plein temps à la réalisation cinématographique. Il persuada un poète de ses amis, Howard Sackler, d'écrire un scénario de fiction, Fear and Desire, et commença à collecter des fonds.

 

En dépit de quelques dénégations, Kubrick a bel et bien exprimé des opinions et des idées sur l'esthétique du film et la théorie du cinéma. Comme on l'a noté, il a médité cette idée - l'idée de Poudovkine - que la manipulation du matériau plastique par le montage est la base de l'art filmique. Aujourd'hui encore, il recommande le livre Film Technique à quiconque s'intéresse au cinéma.

 

Kubrick a lu Eisenstein au début de sa carrière mais il pense qu'il ne l'a pas vraiment compris et qu'il ne le comprend toujours pas. Ce qu'il aime dans les films d'Eisenstein, c'est leur montage et la composition visuelle des plans. Mais, quant à leur contenu, "ses films sont stupides et leurs acteurs, qui semblent de bois, jouent comme à l'Opéra. Kubrick pense que le jeu découle, chez Eisenstein, de son désir de bien garder chaque personnage dans le cadre fixe de chacune de ses compositions minutieuses, de sorte que les personnages semblent nager voire voguer à la dérive dans chaque plan. Kubrick aime opposer Chaplin à Eisenstein : il considère qu'Eisenstein est tout forme sans contenu et que Chaplin est tout contenu sans forme.

 

Sur l'art de diriger les acteurs, Kubrick a lu toutes les œuvres de Stanislavsky et aussi le livre de Nicolas Gortchakov, Stanislavsky Directs, lequel contient une utile iconographie.

Il a le sentiment que le jeu des acteurs ne fut pas spécialement bon dans ses premiers films, Fear and Desire et Killer's Kiss mais qu'il a beaucoup appris en les réalisant.

 

Kubrick affirme avec fermeté que "la meilleure façon d'apprendre, c'est 4e faire ". Il a toutefois formulé un certain nombre de principes de travail. Après avoir achevé Spartacus, il expliqua dans une interview accordée à L'Observer de Londres que, pour lui, les meilleurs scénarios ne sont pas les scénarios à effet ; " J'aime un départ en lenteur, ce départ qui pénètre le spectateur dans sa chair et qui l'engage tellement qu'il peut apprécier les notations délicates et les passages empreints de retenues au lieu qu'il faille lui taper sur la tête par des paroxysmes dramatiques et un suspense raccrocheur. "

 

Kubrick pense qu'il est surtout difficile de donner une bonne conclusion à un film authentique, à un film qui se préoccupe de personnages vrais et de donner une certaine impression de vie. La fin de la plupart des films semble fausse et le public peut sentir la gratuité d'une fin heureuse. Ou alors> pense4-il, Si quelque personnage triomphe, cette fin a quelque chose d'inachevé : elle semble être en fait le commencement d'un autre film. Il apprécie beaucoup les fins anti-paroxystiques de John Ford. "Antiparoxysme sur antiparoxysme, voilà qui vous fait avoir le sentiment de voir la vie même et là vous êtes d'accord. " Quant aux fins malheureuses, Kubrick les juge aussi difficiles à encaisser car un bon film vous engage tellement qu'une telle fin est quasi insupportable. " Mais, tout dépend de l'histoire ; le réalisateur dispose de moyens qui peuvent abuser le public et faire qu'il s'attende à. une fin heureuse alors qu'il y a des moyens subtils de le rendre conscient du fait que le héros est condamné sans rémission et qu'on ne va pas au-devant d'une fin heureuse". Dans les chapitres ultérieurs, nous prendrons note de quelques-uns de ces moyens.

 

En ce qui concerne les personnages, Kubrick n'est pas intéressé par la psychanalyse freudienne et il ne croit pas à l'idée romantique du héros. Par exemple, on ne nous donne jamais vraiment une véritable histoire du cas Humbert Humbert ou du cas du Général Jack R. Ripper.

 

Kubrick s'explique ainsi : " J'estime que ceci est essentiel : si un homme est bon, de savoir par où il est mauvais et de le montrer ; si un homme est fort, de décider à quel moment il est faible et de le montrer. Et je crois qu'il ne faut jamais tenter d'expliquer pourquoi il en arrive là ou pourquoi il fait ce qu'il fait". De telles conceptions émergent souvent, surtout dans les premiers films - les moins stylisés - de Kubrick.

 

Quant à la direction des acteurs, Kubrick déclare que sa tâche consiste toujours à savoir exactement l'état émotif qu'il désire affirmer, et ensuite à user de son goût et de son jugement pour obtenir cette interprétation. Le véritable axe de son travail, c'est de s'obstiner à se demander, une centaine de fois par jour : "Cela est-il vraisemblable ? Cela veut-il dire quelque chose ? Cela est-il intéressant ?" .

 

Enfin, Kubrick, en général, a monté ses films lui-même, attentif à chaque cadrage, à chaque segment de la pellicule, faisant tout, entièrement selon sa propre volonté.



Au départ, presque tous les films de Kubrick sont adaptés de romans, de romans extrêmement divers quant à leurs sujets et leur qualité. The Killing débutait et s'achevait comme un roman policier de collection populaire. Les Sentiers de la Gloire ne tombait pas loin d'un domaine où Hollywood est particulièrement chatouilleux, c'est à dire la corruption dans la hiérarchie militaire de la Grande Guerre. Spartacus conserva l'intrigue et - le traitement du roman historique d'Howard Fast. Lolita fut beaucoup modifié - et peut-être amélioré - par Nabokov en personne. Docteur Folamour adapta, mais en le rendant satirique, en le stylisant, le resserrant, l'améliorant, Red Arlert, un prédécesseur à bon marché de Fail Safe. L'Odysée de l'Espace, en tant que livre de Clarke, fut écrit en même temps que le film. Seuls, The Killing et Orange mécanique furent adaptés par Kubrick oeuvrant seul.

 

Les idées de Kubrick sur l'adaptation sont agréablement hétérodoxes. Il donna ce commentaire alors qu'il tournait Lolita :

 

"Le roman parfait pour qui veut en tirer un film, c'est le roman qui se soucie surtout de la vie intérieure des personnages. Il donne à qui l'adapte une boussole irréfutable indiquant ce qu'un personnage pense ou ressent à n'importe quel moment. A partir de cela, l'adapteur peut inventer des actions qui seront le corrélatif objectif du contenu psychologique du livre et qui lui donneront une forme dramatique sans manquer de fidélité. Au contraire, nombre de réalisateurs n'adaptent que des romans "bien ficelés", des romans semblables à des scénarios.

 

Ce que le film veut dire, il faut qu'il le dise par la bande, pense Kubrick, le spectateur tirant sa conclusion à partir de l'impression de la vie qui charrie l'œuvre. Et Kubrick va plus encore au cœur des choses quand il dit que " la qualité d'un grand livre vient en fait de ceci que l'écrivain a été obsédé par son sujet, par un thème donné, par un certain concept, par une certaine vision de la vie, par sa compréhension des personnages. Le style, c'est ce dont use l'artiste afin de fasciner qui l'observe, afin de lui transmettre ses sentiments, ses émotions, ses pensées. Voilà ce qui doit recevoir une forme dramatique".

 

Ces deux qualités, la présence d'une obsession et une extrême stylisation, on les retrouve de plus en plus dans tous les films que Kubrick a faits. Le cinéaste a aussi traité d'un troisième facteur qui est devenu de plus en plus important dans son œuvre : le détachement intellectuel, ce souci désintéressé des idées et de la forme par-delà le contenu dramatique :

 

" Je crois que le devoir du réalisateur, c'est une fidélité totale à ce que l'auteur a voulu dire, c'est de ne rien sacrifier de cette signification pour obtenir un effet ou un paroxysme dramatique".

Enfin Kubrick souligne ce qu'il y a de dynamique et d'évolutif dans la création d'un film : "Toute forme d'art, correctement pratiquée, implique un va-et-vient entre la conception et l'exécution, l'intention originale se modifiant sans cesse alors qu'on s'efforce de la réaliser objectivement... quand on fait un film, le même processus se poursuit d'humains à humains".


Biographie tirée du livre "Le Cinéma de Stanley Kubrick" par Norman Kagan (ed. Ramsey 1987).