[...] on ne vous sait aucun gré

De lutter contre l'ennemi sans trêve et sans relâche.

Rester coi ou se battre comme un brave, c'est tout un :

Égale part d'estime attend les lâches et les preux.

Qu'on se dépense ou non, la mort est la même pour tous.

-Homère, L'Iliade, IX


Tiré du site "cadrage.net"

 

Pour Jean Tulard: «Kubrick apporte désormais un soin méticuleux au tournage de chaque plan, de chaque séquence de ses films. Adapté d'un roman de Thackeray, BARRY LYNDON demandera plus de 300 jours de tournage. La beauté des images ne suffit pas toujours à compenser l'ennui de l'histoire (1)». Quant à Michel Marie, beaucoup plus admiratif: «Le film tranche d'abord par sa splendeur plastique (...) Cette somptuosité, visible aussi dans le raffinement des décors et l'élégance des costumes, tranche avec la sobriété visuelle des précédents films de Kubrick, et l'on peut y voir une volonté de restituer la magnificence artistique de l'Europe du Siècle des Lumières. Cet esthétisme entraîne une certaine froideur altière, et le découpage en longues séquences implique un certain statisme. Mais cette sophistication hausse le film bien au-dessus du simple spectacle romanesque, voire picaresque, et en fait une oeuvre dont la noblesse et la beauté traduisent bien l'ambition et le perfectionnisme habituels du réalisateur (2)». Ces deux exemples modernes de critiques historiques, qu'ils soient positifs ou négatifs, expriment bien l'incompréhension générale face à un film dont la lecture se limite trop souvent (même 25 ans après sa sortie) au simple aspect esthétique et technique des éclairages à la chandelle, de la mise en scène de Stanley Kubrick et de la photographie de John Alcott. Mais force est d'admettre que la forme n'est que rarement indépendante du fond, et que derrière cette froide somptuosité, une profonde réflexion sur l'humanité et l'homme occidental tente d'émerger; un discours «anhollywoodien» qui n'est pas sans rappeler l'important échec financier du film. BARRY LYNDON [1975] ou la déshumanisation de l'homme et de l'histoire. BARRY LYNDON ou la chute des idoles et des héros culturels.

 

Réponse directe à tous ces péplums et autres fresques historiques héroïsantes et anobilisantes (et peut-être même en réponse à son propre SPARTACUS [1960]), Kubrick nous offre ici un discours absolument nouveau dans l'univers narratif hollywoodien et opère du même coup la synthèse et la poursuite de ses thèmes et explorations. Le film prend racine dans l'Irlande du XVIIIème siècle, alors que le jeune Redmond Barry tue un rival en duel pour s'être épris de sa cousine. Exilé, il s'engage dans l'armée anglaise et participe à la guerre de Sept Ans. Il fuit, est repris par l'armée prussienne, et est engagé dans une histoire d'espionnage qui lui permet de se lier d'amitié avec le chevalier de Balibari, célèbre joueur de carte acquérant par la tricherie une fortune considérable, grâce aux bons soins de Redmond. Il séduit ensuite la comtesse de Lyndon, qu'il épouse, acquérant ainsi le titre de Barry Lyndon, jusqu'à ce que la mort de son fils unique et la confrontation avec son beau-fils le conduisent à l'exil et à l'infirmité.

Le soldat et le cloisonnement de la civilisation

 

De la guerre à la barbarie, de la noblesse à la déchéance, Kubrick récupère et revisite encore une fois, avec une intelligence et une subtilité inégalée dans son oeuvre, le motif expressionniste de l'opposition entre nature et culture, entre nature et civilisation. Tout comme Alex (A CLOCKWORK ORANGE [1971]) qui constituait pour Kubrick la représentation de l'homme à l'état de nature, passant par le processus destructeur de la civilisation (le traitement Ludovico) pour être ensuite récupéré par le gouvernement, Redmond s'inscrit dans la même lignée, la même logique implacable. De l'état de soldat, l'archétype de l'être libéré des avatars de la civilisation, il passe graduellement par chacune des étapes de la civilisation, de la culture niant l'instinct, l'amour, la douleur, la souffrance, l'agressivité, la haine. Tout comme la civilisation de EYES WIDE SHUT [1999], se cachant derrière un masque pour vivre ses passions et ses inhibitions, la noblesse de BARRY LYNDON se cache derrière le fard blanc pour masquer sa vieillesse, ses émotions, sa vulnérabilité; mais elle se cache également derrière les murs, les lieux clos, les pièces fermées, le seul endroit où Lady Lyndon peut crier sa souffrance, le seul lieu où l'être civilisé peut exprimer sa nature, le lieu clos kubrickien, tributaire du cloisonnement qui plonge le héros vers la folie (voir l'Overlook Hotel de THE SHINING [1980] ou le vaisseau spatial de 2001: A SPACE ODYSSEY [1968]).

 

D'où l'importance pour Kubrick du motif du soldat, métaphore de l'explosion primale cloisonnée par l'ordre répressif. Kubrick déclarait d'ailleurs à ce sujet, à l'époque de PATHS OF GLORY [1957]: «Le soldat est fascinant parce que toutes les circonstances qui l'entourent sont chargées d'une sorte d'hystérie. Malgré toute son horreur, la guerre est le drame à l'état pur car elle est l'une des rares situations où les hommes peuvent encore se lever et parler pour les principes qu'ils pensent leurs. Le criminel et le soldat ont au moins cette vertu d'être pour ou contre quelque chose dans un monde où tant de gens ont appris à accepter une grise nullité, à affecter une gamme mensongère de pose afin qu'on les juge normaux? Il est difficile de dire qui est pris dans la plus vaste conspiration: le criminel, le soldat ou nous (3). Mais chez Kubrick, l'état naturel du soldat est constamment pris de court par une civilisation qui tend à encadrer l'agressivité et les passions du soldat, à exploiter cette agressivité à son avantage dans un cadre institutionnel et rationnel (voir la finale révélatrice de A CLOCKWORK ORANGE). C'est ainsi que Redmond Barry, fuyant l'Irlande pour s'engager dans l'armée anglaise, s'adonne à un combat de pugiliste qui, s'annonçant des plus brutaux et aléatoires, est interrompu par un supérieur du bataillon qui insiste pour encadrer ce combat et lui imposer les règles militaires qui s'imposent. C'est dire l'importance du thème de la frontière dans le film de Kubrick, alors que partout l'agressivité et les passions sont enfermés dans un cadre régi par les conventions de la civilisation; le héros étant alors coincé entre l'ambivalence de ses passions cloisonnées et entre son désir de civilisation qui dissimule délibérément son état sauvage derrière le fard et les frontières. Et c'est cet enfermement qui conduit irrémédiablement à la folie, alors que l'équilibre entre nature et culture éclate et que les passions cloisonnées explosent à l?intérieur même des barrières induites par la civilisation (cloisons qui prendront la forme révélatrice du labyrinthe dans THE SHINING).

 

C'est dire que Redmond, dont la barbarie guerrière est prise en charge par l'institution militaire, passe tranquillement et graduellement par le processus de civilisation où son agressivité cloisonnée ne s'exprime plus qu'en duel de mise à mort «cartésien» ou en de légères punitions physiques envers son beau-fils (Lord Bullingdon) dans les règles de l'étiquette, jusqu'à ce qu'émerge la folie et que dans un élan de violence et de pulsions brutales et incontrôlées, Redmond se lance sur Bullingdon qu'il frappe sans discernement, à l'intérieur même des cloisons de la civilisation, sous l'oeil paniqué d'une noblesse ne sachant comment réagir. C'est alors que la caméra, jusqu?à maintenant statique, contrôlée et mesurée, s'emballe et se lance au coeur de la mêlée, au centre de cet élan d'agressivité et de violence animale hétérogène au milieu clos qui l'entoure, tout comme les personnages de Murnau (NOSFERATU [1922], FAUST [1926]), torturés par leur ambivalence et leur fatale dualité qui les déchirent entre nature et culture. C'est l'émergence de l'être hybride kubrickien, c'est à dire le héros à moitié homme et à moitié machine, à moitié nature et à moitié culture; le Minotaure de Thésée, dont l'agressivité primaire est prisonnière d'un dédale servant d'outil de refoulement pour une civilisation dont la logique culturelle punitive rend impossible la passion et la sensation primitive. C'est le héros condamné à l'ambivalence, pris dans un corps fixé et moulé à l'image de sa névrose, quelque part entre l'état d'homme et celui de machine. C'est le simulacre humain expressionniste du CABINET DU DOCTEUR CALIGARI [1919] de Wiene, du GOLEM [1920] de Wegener et du METROPOLIS [1927] de Lang; ce Redmond Barry/Barry Lyndon, estropié par le processus de civilisation, une paire de béquilles lui servant de jambe, alors que de sa névrose il est expulsé de la culture qui l'a créé.

 

De la froideur humaine conventionnée

 

Rappelant étrangement la peinture de William Hogarth (1697-1764), peintre militant s'engageant contre l'aristocratie en dénonçant ses injustices, ses codes culturelles et sa déchéance par des séries de tableaux qui venaient narrer un récit (voir la série de tableaux Le mariage à la mode I-VI, 1743-45), le film de Kubrick nous présente, en actes bien découpés et définis, une exploration de la futilité des conventions de la noblesse, le tout servi par une mise en scène s'attachant explicitement à l'esthétique picturale des tableaux de l'époque. En effet, il exploitera toute une série de très lents et très précis travellings arrières servant d'innombrables cadrages et recadrages qui donnent aux plans l'image d'immenses tableaux à la fois froids et statiques. La comparaison avec la peinture Rococo du XVIIIème siècle n'est donc pas pure obsession technique de la part du cinéaste, mais vient plutôt servir à décupler l'efficacité du propos puisque l'esthétique de plaisance et de sentimentalité de ce type de peinture est ici renversée par la staticité et la froideur extrême des plans et des recadrages qui se fixent sur une noblesse vide et distante, déliée de toute émotivité ou de sentimentalité, vivant dans un luxe froid, dans un monde cloisonné ne permettant l'expression d'aucune passion. Le tout appuyé par le fard blanc couvrant le visage des personnages, par la narration en voix-off froide et cynique de Michael Hordern, par les dialogues nobles et socialement calculés même dans le vol ou la barbarie, et par l'extrême staticité des plans, conférant aux protagonistes l'allure de cadavres refroidis avant terme. Pensons entre autres à ce plan absolument unique qui vient cadrer en plan rapproché Lady Lyndon et son fils, Lord Bullingdon, alors que la caméra recule en un très lent travelling arrière, dévoilant les deux êtres enlacés, sans mouvement, sans émotion, sans parole. Rien. Que des mannequins de plâtre, sans vie, sans humanité. C'est le statisme comme élément esthétique, comme absence signifiante de mouvement, comme élément moral. C'est la caméra omnisciente de Kubrick, regardant ses protagonistes au poste de Dieu, mais sans jamais tomber dans l'objectivation narrative classique de PATHS OF GLORY par exemple. Il est là, caché quoi que nous sentions sa présence, se dévoilant dans quelques plans généraux, plaçant ses personnages à l'épreuve, cloisonnant le héros pour voir comment il réagira. Il est le maître incontesté de l'Échiquier, qui déplace les pièces à sa guise, dans un environnement artificiel servant de laboratoire d'expérimentation de la déshumanisation.

«L'aglorification»: They are all equal now...

 

Maître d'une mise en scène d'une froideur extrême et délibérée, d'une mise en scène se refusant à la mythification de l'histoire et des héros individuels; maître d'une mise en scène répulsive foulée du pied par un public conditionné en ennemi par l'institution et ses conventions: Kubrick se refuse à la légitimation de la guerre dans un simple but impérialiste. Il se refuse au rêve américain et à son patriotisme, alors que pour Redmond Barry, le soldat n'est ni irlandais, ni anglais, ni prussien. Il est soldat (il est même femme dans FULL METAL JACKET). BARRY LYNDON se refuse au «Syndrome SCHINDLER'S LIST», faisant du héros un icône populaire, objectivé par la lentille de la caméra et élevé au rang de culte, immortelle. Et plus que tout autre motif, c'est sans doute cette abolition et cette abnégation du centre nerveux de la mythologie américaine, cette «aglorification» du héros, qui constitue la cause de l'échec du film (rappelons-nous la lapidation du HEAVEN'S GATE [1980] de Michael Cimino qui, cinq ans plus tard, n'est pas sans rappeler la même crainte paranoïaque américaine de l'anarchie afférente à la mort de ses héros individuels et civilisateurs). «Aglorification» qui trouve sa plus explicite expression dans ce cours épilogue à BARRY LYNDON, ces simples lettres blanches sur fond noir qui ne furent pas sans déstabiliser, voir choquer toute une société confrontée à la futilité des ses idéaux: «It was in the reign of George III that the aforesaid personages lived and quarelled; good or bad, handsome or ugly, rich or poor, they are all equal now». C'est la déchéance des héros et la futilité du mercantilisme, de l'impérialisme et de la quête de pouvoir. C'est le procès de la noblesse, de la classe dominante, de tous ces hommes et femmes de pouvoir dirigeant l'âme humaine vers un dédale de conventions hermétiques et fermées. C'est le renversement du rêve américain et de ses valeurs individualistes, héroïsantes et guerrières. Une œuvre sur la déshumanisation, sur le conditionnement et le cloisonnement de l'homme par la civilisation; un film venant dénoncer avant terme les raisons mêmes de son futur insuccès.

 

Conclusion: Pour une cinéphilie iconoclaste

 

Kubrick n'est pas las. Perfectionniste, il se remet au travail, malgré son récent insuccès, pour poursuivre son expérimentation de la déshumanisation dans deux oeuvres uniques et également méprisées par la critique médiatique américaine. C'est THE SHINING, apothéose du regard décloisonné et certainement l'une des plus brillantes lectures de l'expressionnisme depuis Hitchcock et Orson Welles; puis FULL METAL JACKET, étude du conditionnement du soldat dans un système élevant l'ordre et l'héroïsme au rang de vertu divine. Et de ces deux échecs critiques suit EYES WIDE SHUT, œuvre posthume qui souleva maintes passions suite à la mort du cinéaste. Une mort ressemblant plus à l'apothéose qu'à la disparition. Une mort ayant déjà et fatalement glissée vers la mythification et la fictionnalisation du personnage par une poignée de fanatiques se complaisant dans un monde virtuel et fictif. D'où l'importance de parler de l'œuvre de Stanley Kubrick, encore et toujours, malgré la médiatisation entourant son décès. L'importance d'entretenir le discours, malgré le risque de se tromper et d'être dépassé par la richesse sémantique inépuisable et indicible de sa cinématographie. L'importance de parler de ses films encore et encore pour éviter qu'ils ne tombent dans la transfictionnalité (3) et l'abrutissement d'une masse d'inconditionnels se plaisant à l'incompréhension et à la banalisation. L'œuvre d'un cinéaste qui se battit contre cette glorification individuelle, qui se refusa à cette gloire publique et médiatique au risque de créer autour de lui une image de misanthrope tapi dans son obscur manoir. Fils spirituel des expressionnistes, d'Orson Welles et de Max Ophuls. Peu importe: il ne nous reste maintenant que leurs films. Quant aux hommes, aux individus (malheureusement devenus personnages): they are all equal now.

 

Émile Baron

 

(1) Jean TULARD, Dictionnaire du cinéma, Tome I: Les réalisateurs, Paris, Robert-Laffond, 1997, p.506.

(2) Michel MARIE, «Barry Lyndon» dans B. Rapp et J.-C. Lamy, Dictionnaire mondial des films, Paris, Larousse-Bordas, 1998, p.72.

(3) Cité par Norman KAGAN, Le cinéma de Stanley Kubrick, Ramsay Poche.

(4) «Transfictionnalité»: Pratique cinéphilique, né surtout de l'apparition de la vidéo et du magnétoscope, qui vient mêler la fiction et la réalité en faisant la lecture de l'oeuvre de fiction comme étant une réalité autonome, alors que les barrières séparant les films entre eux et séparant les films et le milieu social et technique qui les ont produits s'effacent et n'existent plus.

Voir à ce sujet l'article de Richard SAINT-GELAIS, «Adaptation et transfictionnalité» dans L'adaptation dans tous ses états, Montréal, Nota Bene, 1999, p.243-258