Tiré du magazine PREMIERE du mois d'Août 1999 (n° 269)

 

 

"EYES WIDE SHUT" sort aux Etats-Unis le 15 Juillet. Frederic Raphael est, et restera, le dernier scénariste de Stanley Kubrick. Dans le "New Yorker" de Juin, il racontait les étapes de l'élaboration - alambiquée - du scénario. Une sorte d'amuse-gueule en attendant la sortie de son livre, "ICI KUBRICK", prévue le 2 septembre 99 aux éditions Plon. Il y retrace ses années de rencontre épisodiques et de conversations téléphoniques. Depuis, Frederic Raphael est devenu l'ennemi de la famille à Kubrick ; Jan Harlan, producteur et beau-frère de Stanley, reproche d'avoir rapidement sorti un livre : "Il a écrit un livre détestable. Il a abusé de la confiance de Kubrick d'une manière honteuse. Il est allé chez lui, ce dont très peu de gens peuvent se vanter. C'est un très bon écrivain et il a certainement participé de manière importante au scénario d'Eyes Wide Shut. Il n'aime pas Kubrick, d'accord. Nous sommes dans un pays libre. Il cite aussi Kubrick disant que presque tout ce qu'avait fait Hitler était juste. Quand quelqu'un écrit des choses pareilles, on a envie de lui demander "Eh, d'où ça vient tout ça ?".

 

    A l'instar des chauffeurs de limousine, les scénaristes espèrent des clients de prestige. Quand, à l'automne 94, mon agent à Londres m'a appelé pour me dire que Stanley Kubrick voulait savoir si j'étais libre, j'ai annulé mes autres engagements. Kubrick étant à peu près le seul réalisateur de langue anglaise dont j'admire les films sans aucune réserve (Lolita mis à part). Jeune homme, j'avais été saisi par Les Sentiers de la gloire. Ses chefs-d'œuvre suivants, Dr Folamour et Barry Lyndon, étaient la marque d'un homme qui préférait ne jamais se répéter.

Après une longue conversation préliminaire au téléphone, Kubrick m'envoie la photocopie grise d'une nouvelle qui se déroule dans le Vienne des Habsbourg. Le titre et l'auteur en ont manifestement été retirés, mais après lecture, je me dis que c'est soit du Arthur Schnitzler, soit du Stefan Zweig. Si l'intemporalité de l'histoire en fait le charme, je me doute que c'est l'ombre de son éroticité qui a dû séduire Kubrick. Il y est question d'un docteur Fridolin et de son épouse dévouée Albertine, heureux parents d'une petite fille. Leur tranquillité conjugale est menacée lors d'un bal masqué où ils sont l'un et l'autre sollicités. Mû par les confessions de sa femme sur ses fantasmes avec un autre homme, Fridolin s'engage, comme dans un rêve, dans une série de mésaventures sexuelles dont le point d'orgue est une partouze au cours de laquelle il manque de se faire assassiner. Parmi les personnages secondaires : un costumier un peu maquereau et sa fille, une nymphette demeurée ; un pianiste, Nachtingall (rossignol en allemand), qui joue lors de la partouze avec les yeux bandés ; une charmante prostituée peut-être un peu syphilitique ; et une baronne très dévouée. L'influence de Freud est manifeste et Si le livre avait eu besoin d'illustrations, Klimt ou Schiele auraient été parfaits.

Dans notre conversation téléphonique suivante, j'apprends que Kubrick veut transposer l'action de ce Vienne fin de siècle au New York d'aujourd'hui. Est-ce que je crois que c'est possible ? Je réponds que c'est possible, mais des tas de choses n'ont-elles pas changé depuis 1900, à commencer par les relations hommes-femmes ? "Vous croyez ? me dit Kubrick. Moi, je ne crois pas. " Je réfléchis un peu... "Moi non plus, je ne crois pas. "

Kubrick appelle alors Ron Mardigian, mon agent chez William Morris (à Beverly Hills). Un contrat est rapidement élaboré. Les scénaristes, comme tous les artistes d'Hollywood, sont cotés sur un "marché" quasi-officiel. Kubrick ne barguigne pas et Mardigian n'exagère pas trop. Vite fait, bien fait ; puis c'est le tour des avocats. Pendant qu'ils s'occupent les uns les autres de leurs disputes mutuellement lucratives, Kubrick suggère que nous nous rencontrions chez lui, à Saint AIbans, à 20 miles au Nord de Londres. "Le plus tôt sera le mieux", je réponds. Le jour dit, en novembre, je choisis dans ma bibliothèque un exemplaire de mes livres à son intention. Mon dernier roman s'intitule Double Vie. Le titre, et le texte, sont autant d'avertissements que je ne suis pas une simple machine à son service.

Kubrick envoie un taxi me prendre à midi dans mon appartement de South Kensington. Une fois à Saint AIbans, nous passons devant la cathédrale et son toit couleur miel. Elle détonne dans ce décor banalement urbain, comme une jolie pensée dans un paragraphe grossier. Nous continuons à rouler sur une mute de campagne et, après de nombreux lacets, nous tournons à gauche et passons un portail en fer forgé. L'aspect grandiose du lieu rappelle la maison de campagne où Fridolin va partouzer. Nous dépassons une petite maison victorienne et empruntons un chemin privé qui traverse des prairies vides délimitées par de rustiques barrières blanches. Sous les rayons de ce soleil humide, le paysage est d'une très digne mélancolie automnale. Nous tournons à gauche, dépassons un panneau "Propriété privée" et roulons sur une série de dos d'âne jusqu'à un nouveau portail, clos celui-là. Le chauffeur descend et va appuyer sur les boutons qui vont bien. Même jeu au portail suivant, soixante mètres plus loin. La maison est plutôt basse; c'est un très large manoir victorien avec une façade à colonnes. La cour d'entrée semée de gravier est immense et baigne dans une atmosphère d'âcre désolation. Si l'endroit est si parfaitement protégé, quelles richesses recèle-t-il donc ? Tout ça ressemble davantage à une gigantesque maison de campagne qu'à une somptueuse demeure. À la perpendiculaire du bâtiment principal, on trouve une grande étable en briques où se trouvent manifestement des bureaux. Plusieurs voitures sales sont garées sur le gravier.

PLUS PETIT QUE SON NOM

Kubrick vient ouvrir lui-même. Il porte une salopette bleue avec des boutons noirs. Il pourrait aussi bien être un petit employé des chemins de fer français. Il est plutôt petit, plutôt trapu, avec une barbe qui brouille ses traits plus qu'elle ne les définit. Ses yeux noirs sont agrandis par de grosses lunettes. Ses mains sont étonnamment fines et blanches.

"Vous êtes arrivé", dit-il. Il a l'air peu loquace et mal à l'aise en société, même Si c'est lui qui invite. Je me dis qu'un traumatisme quelconque a dû lui faire perdre confiance en lui-même (non en ses compétences). Il est plus petit que son nom. Il m'emmène dans une longue pièce à l'arrière de la maison dont les grandes fenêtres donnent sur une peloUse fermée par un mur d'enceinte : le jardin est large et profond mais pas spéciale-ment élaboré. N'est-ce pas un paon là dehors ? Un chien noir dort dans un panier devant la porte-fenêtre ouverte. L'horizon est bas, on ne devine aucune autre maison. Sur la droite, une rangée d'ifs bloque la vue. Il m'invite à m'asseoir.

Je sais que Kubrick a été un fort joueur d'échecs. Un peu comme Si j'avais été convoqué par le Kasparov du cinéma et qu'il était l'heure de sortir l'échiquier Si je dois me révéler digne de mon adversaire, c'est le moment les échecs sont un jeu au sadisme froid et aux exécutions polies. En tant qu'auteur, j'ai les noirs ; tout ce que je peux espérer, c'est me défendre avec efficacité quand, comme je m'y attends, je serai attaqué.

En tant que "confrère", je sais peu de chose de Kubrick. Mais comme metteur en scène, c'est un grand et j'ai envie d'aller au bout de cette expérience, quelle que soit la façon dont elle peut tourner. Pour ça, je dois être direct mais plein de tact, avec déférence ET indépendance. Aujourd'hui, presque tous les contrats comportent des "clauses de rupture" qui permettent d'indemniser les auteurs et de les renvoyer à leur anonymat. Mon entreprise (et mon défi), c'est de me rendre indispensable. Nous prenons chacun une chaise droite et nous nous mettons à parler. Dans mon souvenir, ça se déroule comme ça :

Moi / Selon moi, le principal... pas "problème"... mais, disons, "faiblesse", c'est que cette histoire est bonne, mais pas très bonne. Son rebondissement final est un peu trop gentil. On démarre par les parents avec leur petite fille et on finît les mêmes. C'est bien mignon, mais tout ça se déroule comme un conte sombre qui se terminerait en fanfare avec un joli petit nœud. Il n'y a pas de véritable progression. Si ?

KUBRICK / Quoi d'autre ?

Moi / Ces rêves - ce genre de trucs, c'était nouveau quand Freud l'était aussi. Ça ne me paraît pas très convaincant. Je me demande ce que Sigmund en aurait pensé. Pas grand-chose, j'imagine. Tous ces dialogues, cette précision dans les souvenirs, c'est tellement... littéraire... L'auteur doit avoir lu Freud, non ?

KUBRICK / En fait, Freud et Arthur se connaissaient... Bon sang !

Kubrick a frappé la table du plat de la main. Il paraît vraiment vexé d'avoir révélé le nom de Schnitzler. Combien de temps espérait-il garder le secret, et pourquoi ? Je soupçonne cette cachotterie d'être un peu plus qu'un jeu. Un échauffement. Comme je vais le découvrir par la suite, je sous-estime son obsession du secret. Mais en l'occurrence, il se remet vite. Il me regarde à travers ses grosses lunettes comme si j'avais remporté une petite victoire. Bizarrement, après que j'ai pris ce premier pion en "passant", il se montre plus détendu. Je m'attendais à entendre ses idées sur la façon dont il voulait transposer l'histoire à New York, mais, manifestement, c'est pour résoudre ça que, moi, j'ai été engagé. La seule idée qui ressort de notre première conversation, c'est qu'il doit se produire, au bal masqué un incident qui obligera Fridolin - quel que soit son prénom devenu - à exercer ses talents médicaux sur une invitée qui viendra juste d'avoir des relations sexuelles clandestines avec le maître de maison à l'étage au-dessus. J'imagine alors une fête de Noël spectaculaire dans une demeure un peu comme le Frick (Museum). Je fais alors l'erreur de dire que le Frick est sur "Central Park Est" ; dans un sourire bienveillant, Kubrick me précise que "Central Park Est", c'est la Cinquième Avenue. Il prend mon pion avec délectation.

Nous parlons, nous parlons et aurions parlé davantage si je n'avais pas regardé ma montre et constaté qu'il était presque deux heures et demie.

- Vous voulez manger quelque chose ? , Demande-t-il.

- C'est mieux qu'avoir une migraine.

- Vous souffrez de migraines ?

- Oui, Si je ne mange pas et que je doive... être performant.

- Allons voir s'il y a quelque chose à manger. C'est comme ça que vous dites ? Etre performant ?

Nous passons d'une longue pièce dans une autre. Sur une table de réfectoire, entre livres et boîtes, il y a une soupière, du poulet froid, de la salade avec des petits morceaux de gruyère, de la laitue, du cresson et une sauce au vinaigre de framboise.

-Ca vous dites ? demande Kubrick.

- Ça me paraît très bien.

- Alors mangeons.

Un peu comme s'il y avait d'autres pièces pleines de mets plus recherchés et que j'avais accepté la première proposition qu'on me faisait...

LE HÉROS S'APPELLE-T-IL FRIDOLIN OU FREDERIC ?

Kubrick me demande : "Vous aimez le vin néo-zélandais ? " Il est déjà en train d'ouvrir une bouteille. Encore une fois je remarque ses fines mains blanches. Alors qu'il tire sur le bouchon, je me souviens de la phrase de Billy Wilder, dans la même situation : "Quarante-cinq ans de masturbation et toujours pas un muscle dans les mains. " Kubrick me sert un verre de vin blanc.

-2, 25 £ la bouteille. Comment vous le trouvez ?

Je le hume, je le goûte.

- On dirait plutôt un vin à 2, 75 t.

-0K. Faites comme chez vous. Que se passe-t-il quand il va au premier étage ?

- Elle vient de faire l'amour, elle est en train de faire une overdose à quelque chose, et Fridolin, quel que soit son nom...

- Il s'appelait Frédéric dans une version que j'ai lue.

- François Truffaut disait toujours que les comédiens ne s'oubliaient jamais dans des personnages qui portaient le même prénom qu'eux. Je suis pareil. Je n'utilise Frédéric que dans un dessein ironique, ou encore Fred pour un effet comique.

- Comment s'appelle votre femme, à propos ?

- Sylvia.

- Sylvia ? C'est pas vrai...

- Bien sûr que si, c'est vrai ! Je l'appelle "scarabée" mais c'est une autre histoire.

- Dans la version dont je parlais à l'instant, la femme s'appelait Sylvia, me dit Kubrick.

- C'était une version de qui ? Et ça date de quand ?

- Appelez-le comme vous voulez. Elle aussi. Albertine, c'est un peu...

- Proustien ?

- Voyant. Alors, que se passe-t-il quand il monte au premier ? Pourquoi ne peut-on les voir faire l'amour là-haut ?

- Il vaut mieux garder l'intensité érotique pour l'autre fête, non ?

- 0K. Peut-être qu'il ne faut pas qu'il se passe trop de choses là-haut. Peut-être suffit-il qu'ils vivent les aventures que décrit Arthur [Schnitzler] et basta.

- Ils peuvent vivre ça aussi, dis-je.

- Vous aimez l'idée de la fille là-haut ?

- Je l'aime pour ce qu'elle peut amener à l'intrigue. Il faudrait que ça débouche sur quelque chose.

- Peut-être.

Kubrick n'est pas indécis ; il ne fait que repousser la décision. Si ça se trouve, je ne suis pas le seul à être nerveux. Dès que j'émets un avis, il recule, comme s'il relâchait la pièce qu'il s'apprêtait à jouer. Il réfléchit, puis réfléchit encore. Nous parlons en mangeant, et puis nous parlons sans manger.

Au bout d'un moment, nous nous rendons dans ce qui fut manifestement une salle de billard. Sur les murs, il y a encore des tableaux de marque et des râteliers, mais plus de table. Le sol est jonché de journaux dont la tvpo ne m'est pas familière. Quand Kubrick va faire pipi, je regarde de plus près : ils viennent de Djakarta.

À son retour, je lui demande ce qui l'intéresse autant en Indonésie. Il a l'air surpris. Je désigne les journaux. Il s'exclame :

"Oh, pas grand-chose. Je vérifie juste la taille des pubs pour Full Metal Jacket Pour être sûr qu'elles sont au format que nous avons payé. ".

C'est là que je lui dis que, personnellement, je ferais aussi volontiers pipi.

Il me conduit, après différents couloirs, escaliers et recoins, dans le genre d'installations qu'on s'attendrait plutôt à trouver dans un lieu public. Il y a là deux cabinets fermés et une rangée d'urinoirs. Il fait mine de partir, je lui demande : " Comment je vous retrouve ? - Suivez le mur de gauche et taillez la route."

Cette maison, construite par un millionnaire sud-africain avant la Grande Guerre, donne l'impression que son ancien propriétaire a fait faire les plans en ne se souciant que des mètres cubes. Ça n'a rien d'un "chez soi". C'est une immense coquille pour l'escargot malin qui aurait décidé d'y chercher refuge. La maison de Kubrick a des faux airs de château de Barbe Bleue. Combien de cadavres de scénaristes enfouis dans ces recoins ?

KUBRICK / Alors, comment allons-nous travailler ?

Moi / Qu'est-ce que vous préférez ? Moi, j'aimerais démarrer, voir ce que je peux en faire. À moins d'être spécialement attentif, quand on parle autant, on en oublie les trois quarts.

KUBRICK Alors, ça vous dit d'attaquer tout de suite tout seul ?

Moi / Ce n'est pas que ça me dise, c'est la seule façon pour moi.

KUBRICK / Quand pouvez-vous commencer ?

Moi Dès que j'aurai vu un contrat.

KUBRICK / Vous ne pouvez pas commencer tout de suite ? Si je vous dis que vous pouvez y aller, qu'il n'y aura pas de problème avec le contrat...

Moi / Je vous croirai. Je vous crois.

KUBRICK / Mais vous n'écrirez rien.

Moi / J'y réfléchirai. On peut toujours se reparler.

KURRICK / Par téléphone ?

Moi / Si vous voulez. Parler, ce n'est pas travailler. Travailler, c'est quand vous avez le soir des pages que vous n'aviez pas le matin.

KUBRICK / Des pages. Ça me rappelle... Je comprends que... vous voulez travailler tout seul. Mais vous savez ce que je vais vous demander, n'est-ce pas ?

Moi / Je ne le sais que trop.

KUBRICK / Mors, quand vous en aurez fait un bout - 30, 40 pages - vous me les enverrez ?

Moi / Vous êtes le seul réalisateur au monde pour qui je vais accepter ça, et encore, je l'accepte avec grande réticence.

KUBRICK / C'est simplement que je ne veux pas que vous alliez trop loin sur une voie que je n'ai pas envie d'emprunter. Ce serait vous faire perdre du temps et...

Moi / Des pages. Seigneur.

JOURNAL INTIME - NOVEMBRE 94

Nous avons parlé, mais qu'avons-nous fait concrètement ? Eh bien, nous avons rodé notre mode communicatoire. Comment Stanley voit-il son film ? Ne peut-il ou ne veut-il pas le dire ? Et puis, pourquoi ce film ? Même ça, il ne le dit pas. Peut-être est-ce un problème qu'il doit résoudre, comme un maître aux échecs qui se rend compte que la solution passe par le sacrifice de sa reine mais qui n'arrive pas à voir comment ni pourquoi ?

Il m'a l'air plus humain - plus commerçant - que je n'aurais pu l'espérer d'un aussi grand réalisateur. Il aime les stars, parce qu'elles connaissent leur métier et aussi parce qu'elles remplissent les salles. Le problème que j'ai avec lui, c'est qu'il évite soigneusement de baisser sa garde, même Si ça peut servir ses intérêts.

Au cours d'une de nos nombreuses conversations suivantes, je signale à Kubrick combien la nouvelle de Schnitzler - "Dream story" en anglais ["La nouvelle rêvée", en français - est imprégnée de culture juive. Schnitzler étant spécialement sensible à l'antisémitisme ainsi qu'aux façons d'y répondre. Par exemple, l'épisode de la partouze : Fridolin y est littéralement démasqué et sommé de dire qui il est : ce qui ne fait que souligner son sentiment de différence vis-à-vis de ces gentlemen goy qui le malmènent. Lorsque je suggère que la transposition à New York offrirait une possibilité amusante d'utiliser, en la modernisant, la judéité de cette histoire, Kubrick s'y oppose fermement. Lui, il veut un Fridolin goy, "harrison fordien", et il interdit toute référence aux juifs. Imagine-t-il que la sous-jacence est mère de la subtilité ? Moi, je suis pas mal persuadé que ce qu'il veut avant tout, c'est ne pas se mettre le public à dos.

Stanley m'explique qu'il ne veut pas de blagues (comme s'il avait entendu de mauvaises rumeurs sur ma cuisine et qu'il m'avertissait : "Pas d'ail, 0K ? "). Il dit admirer Engrenages, de David Mamet. Insinue-t-il que je devrais adopter les sous-entendus "anorexiques" de Mamet ?

Le plus difficile à cerner chez les excellents réalisateurs, c'est ce en quoi, spécifiquement, ils sont excellents. Pour un réalisateur de deuxième ou de troisième zone, c'est facile : ils sont doués pour trouver des films à réaliser Chez K, on ne trouve aucun signe de prétention sauf dans l'intensité de ses angoisses et dans la méfiance avec laquelle il accueille chacune de mes idées. Son aversion pour les traits d'esprit m'évite le plus difficile - "être drôle n'est pas une plaisanterie" - mais en dehors de l'érotisme, qu'attend-il vraiment de moi? Notre sujet est le désir. Il refuse de s'occuper de la mécanique de la copulation - ce que Vladimir Nabokov appelle "the porno-grapple" [quelque chose comme le "porno-grappin"]. Au lieu de ça, il veut saisir des émotions, attraper l'impalpable et palper précisément ça. Je me souviens des rayons de soleil dans le château des Sentiers de la gloire ; Stanley rêve de capturer l'air du monde de Schnitzler et de le faire respirer, en douce, à nos New-Yorkais.

Je décide de baptiser Fridolin "Bill". Il lui faut un prénom ordinaire, va pour Bill. Et AIbertine pourra s'appeler Alice. Une fois seul devant cette première page blanche, j'essaie d'imaginer le film que Kubrick aurait envie de faire. J'ai joué au "scribe servile" - comme le Hollywood Reporter appelle tous les scénaristes - mais je suis aussi un pharisien de l'ombre : j'espère prouver à Kubrick que je suis meilleur que tous ceux qu'il a pu engager. Je veux également l'inciter à faire un film que j'aimerais le voir faire.

Nous n'avons pas discuté de quel genre d'homme serait notre docteur new-yorkais, hormis le fait qu'il ne doit pas être (ostensiblement) juif. Je lui donne Scheuer comme nom de famille pour me convaincre de son existence. À Ethical Culture, ma première école sur Central Park West, j'avais un copain qui s'appelait Jimmy Scheuer. En fait j'installe Billet Alice dans l'appartement des parents de Jimmy. Comme d'habitude, je commence par le générique - c'est un bon terrain d'échauffement pour un auteur, pas spécialement angoissant puisque, généralement, tout ce qu'il propose est rejeté. Je suggère que, tant que l'écran est noir, on entend la voix de Bill Scheuer, alors jeune étudiant en médecine, qui se prépare à un examen en récitant, dans un murmure, les noms latins des différentes parties du corps féminin. A mesure que l'écran s'éclaire, on découvre l'appartement de Central Park West. Bill est dans le fumoir de son père, il est en train de regarder les illustrations de son manuel d'anatomie féminine. J'imagine, intercalés dans cette représentation de l'intérêt du jeune homme pour la médecine, des flashes de peep-shows de la 42ème Rue.

Un de ces flashes - une femme sombre en porte-jarretelles ni train de se caresser - est plus particulièrement excitant. Cette rêverie est interrompue par le père de Bill, chirurgien respectable, qui jette un œil à son fils. Bill tourne rapidement une page de son livre, comme pour cacher l'image de cette femme en train de se masturber. On perçoit là l'ambiguïté entre le sérieux de ses études et ses désirs érotiques frustrés. J'écris tout ça pour me faire croire à l'existence de Billet aussi pour me donner envie de vivre sa vie. Je me dis que Stanley appréciera le fait que je sais ce que je fais. J'avance rapidement : spécialement en matière de dialogues, ça n'est jamais bon signe quand on se traîne.

Au bout de quatre semaines, je me retrouve au bas de cette 42ème page - si souvent réécrite. J'en suis au moment où Bill va voir un patient dont la fille est amoureuse de lui. C'est un bon point pour redémarrer après Noël. Je prends une grande inspiration et j'envoie les feuilles à Kubrick.

KUBRICK / Freddy ?

Moi / Comment allez-vous, Stanley ?

KUBRICK / Ça va. Ecoutez, j'ai lu et je suis absolument enchanté.

Moi / Pardon ?

KUBRICK / J'ai lu et je suis absolument enchanté.

Moi / Eh bien, c'est... c'est un soulagement.

KUBRICK / Vous avancez toujours ?

Moi / vous savez, il y a cette chose qu'on appelle Noël ici...

KUBRICK / Vous vous arrêtez de travailler pour Noël.

Indubitablement, je donne à la phrase de Kubrick un sens prophétique qui l'étonnerait lui-même. Après tout, c'est le boulot d'un producteur-réalisateur d'encourager ses troupes. Un général peut être sincère Si ça sert ses objectifs, sauf que son objectif n'est jamais la sincérité. Comme prévu, ma séquence de générique est jetée aux orties et Stanley met son veto sur "Scheuer". "Donnez-lui un nom qui ne... l'identifie pas, 0K ? " Kubrick vise au mythe et veut s'installer dans un personnage qui lui soit étranger tout en lui étant proche. Et Fridolin finit par s'appeler Harford, ce qui, amusant pied de nez freudien, sonne un peu comme Hertfordshire, le comté où vit Kubrick, et aussi comme Harrison Ford.

KUBRICK / Bonne année.

Moi / Vous de même.

KUKRICK / Vous avez vu le nouveau Woody Allen ?

Moi / Maris et Femmes ? Oui, j'ai bien aimé. À part le début. Et vous ?

KUBRICK / Très bon film. Vous n'avez rien remarqué?

Moi / À propos de quoi ?

KUBRICK / La taille de l'appartement qu'ils occupent. Guy est supposé être un éditeur ou quelque chose dans ce genre, et ils habitent cet appartement gigantesque. Vous avez remarqué la profondeur du couloir ? C'est pratique pour manœuvrer des caméras, mais c'est un peu cher pour un type qui bosse pour une maison d'édition. Nous, on n'a pas intérêt à faire ce genre d'erreur. Vous savez combien gagne un médecin comme Bill, aujourd'hui, à New York ?

Moi / Je ne sais pas. C'est vraiment important ? Dans les 150 000 dollars par an ?

KUBRICK / J'essaierai de vérifier. Il va falloir qu'on réfléchisse à cette scène de partouze. Je veux dire, que se passe-t-il là-bas, dans cette maison ? Arthur ne nous en dit pas grand-chose.

Ayant, semble-t-il, donné à Stanley ce qu'il voulait, je me remets au scénario avec moins d'angoisse. Je me dis que cette partouze au cours de laquelle Fridolin manque d'être assassiné pourrait permettre de se laisser aller vers ce genre d'élégants films érotiques, ces "blue films", dont Kubrick parlait avec Terry Southern, le coscénariste de Dr Folamour. Pour la scène avec la prostituée, j'ai l'impression qu'il faut se démarquer du ton doucereux de Schnitzler. À la différence de la fille sensible et nostalgique de Schnitzler, ma pute new-yorkaise est plus gouailleuse que timide, plus exigeante que rêveuse.

KUBRICK / Freddy, je peux vous parler ?

Moi I Bien sûr.

KUBRICK / Je n'aime pas trop la scène avec la prostituée. On dirait Barbara Streisand, voyez ? Ces dialogues genre boum-boum-boum, personnellement, je ne... je ne veux pas de ça. Pourquoi on ne se contente pas de suivre Arthur ?

Moi / On parle du New York d'aujourd'hui.

KUBRICK / Autre chose : cette scène où Bill et l'autre type s'en vont dans la rue. Vous dites qu'ils sont en train de discuter. Mais de quoi ?

Moi / Quelle importance ? C'est la fin de la scène, ils sont loin de la caméra et lui tournent le dos.

KUBRICK / Mais de quoi parlent-ils ?

Moi / De quoi voudriez-vous qu'ils parlent ? Ce sont deux médecins, n'est-ce pas? De quoi discutent des médecins ? De golf, de la bourse, des seins de l'infirmière de nuit... euh... de leurs vacances ?

KUBRICK / Deux goys, c'est bien ça ?

Moi / C'est comme ça que vous les voulez.

KUBRICK / Et nous, nous sommes deux juifs. Qu'est-ce qu'on sait de ce dont discutent ces gens quand ils sont entre eux ?

Moi / Stanley, allons, "ces gens" ! Vous les avez déjà entendus. A la table d'à côté, dans le métro...

KUBRICK / Peut-être, mais je vais vous dire quelque chose : ils sont toujours conscients qu'on est là. L'Holocauste, vous en pensez quoi ?

Moi / J'en pense que nous n'avons probablement pas le temps de savoir ce que j'en pense.

KUBRICK / En tant que sujet de film.

Moi / Ça a déjà été traité, non ?

KUBRICK / Je ne savais pas.

Moi / Vous n'avez pas vu ce film de Munk, qu'il a fait à moitié en fait, The Passenger ["La Passagère", 63, film polonais d'Andrzej Munk, mort pendant le tournage].

KUBRICK / C'était pas un Antonioni, ça ? Avec Jack dedans ? [confusion compréhensible puisque le titre anglais du "Profession : reporter" d'Antonioni 75, avec Nicholson, est aussi "The Passenger"].

Moi / Le Munk date d'avant.

KUBRICK / Bon, ok, qu'y a-t-il d'autre ?

Moi / [Sachant diablement bien où on m'incite à aller] : Eh bien, il y a La Liste de Schindler, non ?

KUBRICK / Vous trouvez que ça parle de l'Holocauste ?

Moi / Oui... De quoi d'autre sinon ?

KUBRICK / Ça parle plutôt du succès, non ? L'Holocauste, c'est 6 millions de morts. La Liste de Schindler, c'est 600 rescapés.

L'AFFAIRE DU DOSSIER WM

Kubrick ne semble pas intéressé par les mots. Peut-être admire-t-il la précision de mes dialogues, mais ce n'est pas ce qu'il a envie de filmer et son art, c'est seulement de filmer. Un grand réalisateur veut réduire tout ce qui l'empêche d'utiliser toute la place - et le budget - disponible pour ce qu'il considère comme le cœur de l'affaire. Kubrick laisse le mobile ou la "psychologie" à la discrétion du spectateur.

- Je finis par me rendre compte qu'il ne veut même pas que les personnages aient des qualités particulières : il préfère les archétypes aux personnages avec des histoires ou des sensibilités spécifiques. Aucune empreinte d'auteur à part la sienne. Je suis là pour lui préparer le terrain avant qu'il ne vienne faire son boulot. Tout ce qui vient trop manifestement de moi, aucune chance qu'il le fasse jamais.

La patience de Stanley Kubrick est aussi polie qu'implacable : je ne lui ai jamais connu de limite. Le scénariste d'un film est dans la position d'un athlète qui doit courir la première partie d'un relais. Il se défonce pendant que tous les autres restent sans bouger en se demandant si ça vaut le coup d'enlever leurs survêtements. Et moi, je cours mon relais, j'arrive épuisé, et on me dit de repartir immédiatement, encore et encore.

Vers la fin mars 95, comme à mon habitude, j'envoie toute ma première mouture aux bureaux de William Morris, Londres, en leur demandant d'en faire des copies et d'en envoyer une à Stanley, une à moi et une à Ron Mardigian en Californie.

Et puis nous partons, Sylvia et moi, passer dix jours à Venise et Trieste. A notre retour, je trouve dans le courrier une épaisse copie du scénario venant de William Morris. A ma grande surprise, tout a été relié dans une chemise cartonnée bleue avec un logo cuivré WM dessus. À l'intérieur, une petite enveloppe portant le cachet de Saint Albans. Dedans, une simple feuille jaune m'annonçant que Stanley a été si furieux de voir le scénario dans une chemise William Morris - "Je n'en ai pas cru mes yeux"> écrit-il - qu'il a préféré le mettre de côté plutôt que de lire "avec un état d'esprit négatif".

Je lui réponds :

"Cher Stanley,

"Nous venons de passer la porte, après quelques jours en Italie, et de trouver votre "lettre". Charmant accueil. Permettez-moi de mettre les choses au point : c'est mon habitude, quand un scénario est achevé, d'en envoyer une copie à mes agents à Londres pour qu'ils le fassent suivre à Los Angeles... Hélas, j'avais oublié ces satanées chemises... Néanmoins, je ne puis accepter de me voir interdire d'envoyer un texte à mon agent, comme la preuve que j'ai honoré mon contrat...

"Nous avons tous nos manies, et les vôtres, dans le cas présent, sont à la fois compréhensibles et souveraines... Cela dit, j'attendais avec une impatience douloureuse votre accord sur le script. Au lieu de ça, je découvre que j'ai commis un crime, un peu comme Uzza, foudroyé par Dieu alors qu'il n'avait que de bonnes intentions. J'ai toujours ressenti de la compassion pour Uzza et aujourd'hui je me rends compte que je suis Uzza. " [À l'époque du roi David, Uzza, qui transportait l'Arche, l'avait retenue avec sa main pour éviter qu'elle ne tombe ; furieux, Dieu l'avait instantanément frappé à mort.]

La réponse de Stanley est remarquablement patiente et amicale. Il nie, avec raison, m'avoir jamais accusé d'un crime. Ses craintes que l'origine et la nature de son projet fussent mises à jour étant fort fondées - je m'en suis rendu compte depuis, vu le nombre de coups de fil de journalistes. Même Si je lui ai donné l'assurance que personne chez William Morris n'a lu le script - je n'ai même jamais eu la preuve que ces gens sachent lire - j'ai sous-estimé la curiosité que tout ce qui est lié à Kubrick est susceptible d'exciter. Il craint que je n'aie "compromis la production et le casting du film", et m'explique par ailleurs que même si je ne comprends pas "pourquoi il en est ainsi", son titre de "producteur" lui donne plus de droits que celui de voir ses inquiétudes balayées comme des "manies". Il est cependant tout disposé "à oublier cette histoire". Son fax se termine par "Sincèrement". Il avait toujours conclu ses autres lettres par "Très sincèrement".

Le fait que Stanley ait fait référence à son titre de producteur m'incite à ajouter une mention à mes assurances par ailleurs fort contrites : "Ron Mardigian a beau porter l'affreux titre d'"agent" il n'a jamais trahi ma confiance... J'aimerais pouvoir en dire autant des producteurs, cadres de studio et autres réalisateurs (on m'a escroqué de l'argent et des mentions au générique)... Selon moi, la meilleure phrase de votre lettre, c'est "Je suis tout disposé à oublier cette histoire" Comme vous pouvez l'imaginer, je suis très pour. "

Dans sa réponse, Stanley m'affirme qu'il lira les nouvelles pages et relira l'ensemble avec attention. Mais le meilleur augure de sa lettre, c'est le retour de la mention "Très sincèrement".

A partir de ce moment là, nous progressons alors plus rapidement J'avais craint que l'écriture du film - qui n'avait toujours pas de titre - ne dure plus longtemps que la guerre de Troie, mais le tas de scènes approuvées grimpe plus vite. Inquiet de l'absence de titre, je faxe une suggestion The Female Subject. Kubrick n'accuse même pas réception. Quelques jours plus tard, il propose Eyes Wide Shut ["Les Yeux Grands Fermés"]. Je me retiens de toute réponse sauf de me retenir de toute réponse. C'est son film. Joe Mankiewicz avait l'habitude de dire qu'un bon scénario était, d'une certaine façon, déjà réalisé. Ce n'est pas du tout ce que souhaite Kubrick. Quelque chose de trop abouti l'obligerait à l'obéissance. En fait, son seul côté rebelle, c'est de refuser qu'on lui dise quoi faire.

LA MARQUE K

La quatrième ou cinquième version du scénario se retrouve vierge de presque toute l'ambiguïté qui, pour moi, lui avait donné vie. Je me retrouve dorénavant à réunir les pages d'un livre à colorier soi-même : les contours des dessins sont séduisants, mais il n'y a plus aucune instruction. Je me souviens que lorsqu'Henry James renonça finalement à travailler pour le théâtre, un de ses amis lui demanda pourquoi ses pièces avaient été des échecs.

Étaient-elles trop intellectuelles ? James en doutait. "J'ai tellement voulu faire simple ! "

Si j'ai souvent souhaité recouvrer ma liberté, il allait de mon honneur professionnel de ne pas le montrer. C'est finalement fin juin que j'envoie le dernier tas pour la dernière fois. J'y ajoute un petit mot un peu plus bavard qu'à l'accoutumée et je termine en disant : "Connaissez-vous l'histoire de cet homme qui a commandé, il y a une éternité, un pantalon à un tailleur juif ? Deux mois, trois mois, six mois... il finit par aller lui demander:

"Il a fallu six jours au bon dieu pour faire le monde et il vous faut six mois pour faire un pantalon ?" Ce à quoi le tailleur répond :

"Et alors ? Regardez le monde, et après, regardez ce pantalon ? Pourquoi me rappelé-je cette histoire aujourd'hui ? Très sincèrement, Freddy."

A la mi-décembre, je reçois un fax de Stanley ; il a terminé son travail sur le scénario et a choisi Tom Cnaise et Nicole Kidman pour interpréter le couple en crise. Me serait-il possible de "passer à la maison un de ces jours, pendant les vacances", pour déjeuner et passer ensuite une heure ou deux, avec une tasse de thé, à lire ce qu'il a fait du scénario ? "Très sincèrement, Stanley."

Une fois encore, un taxi passe me prendre à midi. Une fois encore, je prends la route tortueuse qui mène à la propriété de Kubrick. Une fois à Saint Albans, je lis sa version. Plus nous parlons, plus ses corrections méritent attention. Vers la fin, je l'assure que, globalement, je n'ai aucune réserve. Après tout, on a déjà parlé de tout ça en long et en large. Il me demande, presque humblement, Si je suis prêt à tout relire encore une fois. "Bien sûr. "

Il semble soulagé, presque reconnaissant. Moi, je ne suis pas reconnaissant mais je suis soulagé. Je retrouve dans son "scénario" la forme générale et les détails de mon travail. Je comprends très bien, et sans amertume, qu'il lui a fallu se l'approprier en l'avalant, comme les cannibales prennent la force d'un adversaire. Il lui a fallu se convaincre lui-même que ce qu'il filmerait serait compatible avec son moi artistique ; il lui a fallu, au sens propre, le digérer.

Stanley sort dans la cour d'entrée alors que le taxi qui doit me ramener approche.

Il me dit : "Ecoutez, merci... d'être venu. Et pour tout ce que vous avez fait"

"Et tout ce que je ferai", j'ajoute.

"Ça a pas mal marché, non ? " Il passe son bras autour de mes épaules. Je remarque cette petite main blanche qui brille dans la lumière de l'entrée. Le showbiz est plein de fausses effusions, et beaucoup laissent la marque des dents. Stanley n'a jamais été démonstratif. C'est la première fois qu'il fait plus que me serrer la main rapidement. Il y a une chaleur méfiante dans son étreinte qui la rend encore plus sincère - et plus flatteuse - que tout ce qu'il a pu me dire jusqu'à présent.

"Je n'aurais manqué ça pour rien au monde, Stanley. "

Je monte dans le taxi qui m'emporte. Au premier portail, je réalise que je n'ai pas pris son texte. Je descends, cours vers la maison et sonne à la porte. Il ouvre.

- J'ai oublié le script

- Je viens d'aller vous le chercher.

- On pourrait analyser ça Si on voulait. Mais on ne veut pas, n'est-ce pas?

- Non, je ne crois pas.

Il sourit et je retourne à mon taxi. Je monte. J'agite la main par la fenêtre comme si - je ne pourrais jamais en être sûr - nous étions des amis proches.

J'ai réécrit le scénario plusieurs fois, je lui ai parlé, toujours longuement, au téléphone, mais je ne l'ai plus jamais revu.