Nouvelles odyssées de Clarke

Pour prolonger l'œuvre de Kubrick et d'Arthur C. Clarke

2001-3001, LES ODYSSÉES DE L'ESPACE d'Arthur C.  Clarke. Omnibus, 980  p., 145  F (22,11  euros).

 

Le Monde daté du mercredi 7 mars 2001

 

En cette année 2001, il était un hommage de circonstance à ne pas manquer, qui rallierait dans une même ferveur les amateurs de science-fiction littéraire et les cinéphiles  : la célébration de 2001  : l'Odyssée de l'espace, le film-événement qui, en septembre  1968, défraya la chronique, déchaîna les gloses, mais fit entrer la science-fiction au Panthéon cinématographique refusé jusqu'alors Cet hommage, Jacques Goimard, cinéphile averti et critique de science-fiction vigilant, qui avait consacré au moment de sa sortie un long article au film de Stanley Kubrick dans la revue Fiction, ne l'a évidemment pas manqué. Et il lui a donné une forme éditoriale ingénieuse et intelligente, à défaut d'être absolument irréprochable.

 

Dans l'aventure de l'odyssée de l'espace, Stanley Kubrick a eu un complice à qui, en 1964, il proposa d'écrire avec lui «  the proverbial good science-fiction film  »  – ce que Jacques Goimard traduit très justement par «  le bon film de SF que les amateurs attendent toujours et qu'ils ne voient jamais venir  ». Ce complice, et on mesure là toute l'intelligence de Stanley Kubrick, s'appelait Arthur C. Clarke. C'était un auteur britannique de science-fiction de toute première importance, à qui l'on devait quelques nouvelles remarquables («  Les neuf milliards de noms de Dieu  » ou «  L'Etoile  », par exemple) et deux romans qui sont parmi les grands classiques du genre, Les Enfants d'Icare et La Cité et les Astres (tous deux publiés en France dans la collection-phare que fut «  Le  Rayon fantastique  »), en sus de quelques anticipations technologiques de moindre envergure où éclatait sa passion de l'astronautique (Prélude à l'espace, Les Iles de l'espace, SOS Lune).

 

Le choix d'Arthur C. Clarke était particulièrement judicieux. Il était l'un de ceux qui pouvait raconter de façon crédible et réaliste une expédition spatiale s'effectuant dans un futur proche. Et il avait montré qu'il était sensible à la dimension métaphysique de l'aventure spatiale. Après s'être rencontrés, Kubrick et Clarke écrivirent ensemble le scénario de 2001, en utilisant peu ou prou la matière développée dans certaines nouvelles du second. Le film, dont Jacques Goimard dit avec raison qu'il est en même temps «  une superproduction et un film expérimental  » (et pas seulement en raison de ce qu'on appelle la «  trip séquence  », ajouterions-nous volontiers), est doté d'un final énigmatique, voire ésotérique, très clairement et très sciemment voulu par le réalisateur, qui a conçu son œuvre comme «  une expérience visuelle intensément subjective qui atteigne le spectateur à un niveau profond de conscience  ».

De cette obscurité allégorique ou métaphorique, Arthur C. Clarke a été aussi le complice. Mais lorsqu'il a écrit, seul, la novélisation du scénario, sans le secours de l'impact premier, violent, des images, il a été contraint d'être plus explicite, tout comme il a développé bien plus que dans le film la séquence du monolithe et de son influence civilisatrice sur les hommes préhistoriques. Le roman, qui n'est pas la simple mise en forme du script, est un complément intéressant à la vision du film  ; il ajoute des pistes et des indices à l'interprétation qu'on peut faire de ce dernier, aux spéculations qu'on est en droit d'agiter quant à sa signification.

 

Le travail sur le scénario de 2001a profondément marqué Arthur C. Clarke, comme en témoigne son roman Rendez-vous avec Rama. On peut comprendre qu'il ait éprouvé le besoin et l'envie de poursuivre l'aventure scripturale assez exceptionnelle qu'il avait vécue en reprenant les personnages de la première odyssée –  Hal, Dave Bowman, Heywood Floyd, Frank Poole  – pour leur en faire vivre de nouvelles, et en substituant de nouvelles énigmes (celle des Europiens, par exemple) à celles qu'il avait élaborées avec le réalisateur de Lolita et de Docteur Folamour. Trois suites romanesques sont venues s'ajouter au premier opus  : 2010  : Odyssée deux, qui fut, elle, portée à l'écran par Peter Hyams  ; 2061  : Odyssée trois  ; et 3001  : Odyssée finale. Aucune d'elles ne vaut l'ouvrage originel (quelle que soit la forme qu'on choisisse pour celui-ci) et leur intérêt va décroissant de façon très nette et très sensible, au point de faire de 3001 un roman somme toute assez médiocre.

Mais si la suite romanesque des odyssées de l'espace est d'une qualité inégale et peut servir de support à une réflexion sur le déclin d'un écrivain ou d'une œuvre, le volume comporte un certain nombre d'éléments qui viennent compenser cette faiblesse. Jacques Goimard a fait figurer à son sommaire deux nouvelles qui amorcent les thématiques développées dans 2001 : «  La Sentinelle  », où l'on découvre sur la Lune un artefact d'origine extraterrestre qui est l'esquisse déjà très avancée du fameux monolithe noir, et «  Rencontre à l'aube  », qui narre la visite d'explorateurs spatiaux sur la Terre à un âge encore préhistorique et le petit coup de pouce technologique qu'ils donnent à l'humanité.

 

Mais surtout, il signe, sous le titre «  Une odyssée formelle  », une longue préface remarquable de finesse et d'érudition qui a pour objet principal le film de Stanley Kubrick, sa genèse, sa réalisation et sa réception, ainsi que ses prolongements. Il ne mentionne pas celui que Brian W. Aldiss nous a conté lors d'un entretien. Parce que dans son essai Billion Year Spree Aldiss s'était montré dithyrambique à propos de 2001, Stanley Kubrick lui proposa de collaborer à l'adaptation d'une de ses nouvelles pour un script intitulé I.  A.Stanley Kubrick, on le sait, ne tourna jamais le scénario qui en résulta. Mais Steven Spielberg, réalisateur de quelques films de SF notables, a repris le flambeau. Il serait amusant qu'on puisse voir ce film justement en 2001.

 

Jacques Baudou