par Didier Sénécal

novembre 1997

Quarante-deux ans après sa publication, Lolita demeure un objet de scandale. Ce roman refusé en son temps par la totalité des éditeurs américains est aujourd'hui considéré par certains comme un encouragement à la pédophilie. A ce compte-là, Crime et châtiment est un appel au meurtre, et Guerre et paix une incitation à déclencher des conflits européens. Bien entendu, Nabokov savait parfaitement ce qu'il faisait. En racontant la liaison d'un quadragénaire et d'une gamine de douze ans, il pouvait peindre la société américaine sous un jour très cru et dévoiler ses idéaux de carton-pâte et son hypocrisie. D'un point de vue plus universel, les rapports outranciers de Humbert Humbert et Dolorès Haze devenaient une caricature de l'amour ordinaire, «entre adultes consentants», qui lui non plus n'est pas dépourvu d'une dose de chantage et de perversité partagée. Il suffit d'ailleurs de relire ce chef-d'œuvre comique pour constater que la chair y est bien triste. Pitoyables étreintes de motel, enfance saccagée, sexualité d'asile psychiatrique: on imagine mal comment Lolita pourrait donner envie à qui que ce soit de détourner des mineures. Mais il est au moins une personne qui, du fond de l'enfer, doit se réjouir de voir sa nymphette susciter autant de controverses. Alors que Henry Miller, Anaïs Nin ou William Burroughs sont ramenés au rang d'auteurs gentillets, Vladimir le provocateur continue de faire frémir.


EXTRAIT

 

Visitant la maison fatiguée d'une propriétaire sans grâce, Humbert Humbert est soudain transpercé d'un amour extasié et définitif à la vue d'une gamine qui se dore au soleil.

 

La maison Haze apparut un peu plus loin, une vilaine bâtisse de bois badigeonnée à la chaux, terne et décrépite, plus grise que blanche - le type de maison où l'on sait à l'avance qu'il n'y a pas d'appareil à douche mais un tuyau de caoutchouc embouché au robinet de la baignoire. Je donnai un pourboire au chauffeur, pensant qu'il démarrerait sur-le-champ et que je pourrais rebrousser chemin sans être vu et regagner l'hôtel où j'avais laissé ma valise; mais l'homme se contenta de traverser la rue pour parler à une vieille dame qui l'appelait de sa véranda. Que pouvais-je faire? Je tirai la sonnette.

 

Une négresse m'ouvrit la porte - et me laissa planté sur le paillasson pour se précipiter à la cuisine où quelque chose se carbonisait qui était censé cuire à petit feu. Le vestibule était orné d'un carillon de porte, d'un hideux nabot de bois aux yeux blancs, de facture commercialo-mexicaine, et de cette banale idole des petits bourgeois férus d'esthétique, L'Arlésienne de Van Gogh. A droite, une porte entrebâillée laissait apercevoir un coin de salon, avec une vitrine d'angle encombrée d'autres pouilleries mexicaines et, contre le mur, un divan à rayures. Au fond s'élevait un escalier et, comme j'attendais, debout, en m'épongeant le front (je venais seulement de prendre conscience de la chaleur de la rue) et regardant, pour regarder quelque chose, une vieille balle de tennis grisâtre immobilisée sur une commode de chêne verni, la voix de contralto de Mrs. Haze (celle-ci probablement penchée sur la rampe) tomba de l'étage supérieur: «Est-ce bien monsieur Humbert?» Quelques cendres de cigarette dégringolèrent à la suite de cette question mélodieuse. Puis la maîtresse de céans - sandales, pantalon grenat, corsage de soie jaune, visage quadratique, dans cet ordre - descendit les marches, tapotant encore sa cigarette du bout de l'index.

 

Mieux vaut la décrire tout de suite, pour en finir avec ce pensum. La pauvre dame était à mi-chemin entre la trentaine et la quarantaine, elle avait le front luisant, les sourcils épilés, des traits simples mais point déplaisants, évoquant ce que l'on pourrait appeler le type Marlène Dietrich en solution à faible dose. Palpant son chignon d'un brun de bronze, elle me fit entrer dans le salon et nous parlâmes un moment de l'incendie de la maison McCoo et du bonheur de vivre à Ramsdale. Ses yeux vert marin, un peu trop écartés, avaient une curieuse façon de voyager par tout le corps de l'interlocuteur en évitant avec soin de rencontrer son regard. Son sourire se réduisait à un haussement interrogateur d'un seul sourcil; sans cesse tout en parlant, elle délovait son corps du sofa et dardait spasmodiquement le bras vers l'un des trois cendriers ou le foyer de la cheminée proche, où achevait de brunir un trognon de pomme, puis elle s'affaissait de nouveau, une jambe repliée sous elle. Elle était visiblement de ces femmes dont le vocabulaire policé reflète peut-être leur club de bridge ou de lecture, ou quelque autre sinistre trivialité, mais jamais leur âme; de ces femmes dépourvues du moindre humour, suprêmement indifférentes, en réalité, aux dix ou douze thèmes qui régissent les conversations de salon, mais des plus strictes sur le protocole de ces mondanités (qui laissent voir à travers leur cellophane précieuse de bien peu ragoûtantes frustrations). Je savais parfaitement que si, par un hasard impensable, je prenais pension chez elle, elle s'emploierait avec un empressement méthodique à m'assujettir à ce que la venue d'un pensionnaire avait sans doute signifié de tout temps à ses yeux, et que je serais prisonnier une fois de plus d'une de ces liaisons accablantes que je connaissais si bien.

 

Mais il n'était pas question de m'installer ici. Je n'aurais pu être heureux dans une telle maison, avec des magazines dépenaillés sur toutes les chaises et ce compromis hybride et horrible entre la bouffonnerie du «mobilier fonctionnel des temps modernes» et la tragédie de ces fauteuils à bascule disloqués et de ces guéridons boiteux supportant des lampes mortes. On me fit gravir l'escalier, puis tourner à gauche: c'était «ma» chambre. Je l'examinai à travers la brume opaque d'une répugnance sans remède, mais je pus discerner cependant au-dessus de «mon» lit La sonate à Kreutzer de René Prinet. Et c'était cette mansarde de bonne qu'elle baptisait «semi-studio»! «Filons au plus tôt», me dis-je avec fermeté, tout en feignant de réfléchir au prix, trop dérisoire pour présager rien de bon, que demandait, pour la chambre et mes repas, mon hôtesse brûlante d'espoir.

 

La politesse, héritage du vieux monde, me commandait toutefois d'aller jusqu'au bout de ce calvaire. Nous franchîmes le palier pour atteindre l'aile droite de la maison (où «Lo et moi avons nos chambres» - Lo étant apparemment la bonne), et l'amant-locataire, cet homme si méticuleux, eut grand-peine à réprimer un frisson à la vision de l'unique salle de bains, un étroit cubicule serré entre le palier et la chambre de «Lo», avec des hardes molles et moites pendues au-dessus de la baignoire douteuse (le paraphe d'un cheveu sur la paroi d'émail), et les anneaux anticipés du serpent de caoutchouc, ainsi que l'accessoire corollaire: la housse de molleton rose coiffant chastement la lunette du cabinet.

«Je vois que votre impression n'est pas trop favorable», dit la dame du lieu, laissant sa main reposer un instant sur ma manche: elle alliait une hardiesse désinvolte - le débordement de ce qu'on définit, je crois, par «assurance» - à une timidité et une mélancolie qui donnaient à ses paroles, qu'elle choisissait avec un détachement étrange, une résonance aussi artificielle que l'intonation d'un professeur de diction.

 

«J'avoue que ce n'est pas un intérieur impeccable, poursuivit la douce condamnée, mais je vous assure (elle contempla mes lèvres) que vous y serez très bien, aussi bien que possible. Laissez-moi vous montrer le jardin» (ceci avec une vivacité enjôleuse, comme un entrechat vocal).

 

A contrecœur, je descendis l'escalier derrière elle et nous traversâmes la cuisine située au bout du vestibule, à droite de la maison - où étaient aussi le salon et la salle à manger (à gauche, sous «ma» chambre, il n'y avait qu'un garage). Dans la cuisine, la servante noire, jeune encore et la mine grassouillette, était en train de décrocher son sac à main (profond, noir et brillant) de la poignée de la porte de service: «Je rentre chez moi, madame, dit-elle. - Très bien, Louise, répondit Mrs. Haze avec un soupir. Je vous réglerai vendredi.» De là, nous passâmes à un petit office et pénétrâmes dans la salle à manger, disposée parallèlement au salon que j'avais déjà admiré. Je remarquai sur le parquet une socquette blanche. Avec un murmure de désapprobation, Mrs. Haze se baissa au passage pour la ramasser et la jeta dans un placard contigu à l'office. Nous inspectâmes sans nous attarder une table d'acajou supportant une coupe à fruits entièrement vide à l'exception d'un noyau de prune encore scintillant de fraîcheur. Je furetai dans ma poche à la recherche de l'indicateur des chemins de fer et l'extirpai discrètement afin de le consulter à la première occasion. Je marchais toujours derrière Mrs. Haze quand, au-delà de la salle à manger, jaillit soudain une explosion de verdure - «la piazza!» chanta mon guide, et subitement, au dépourvu, une longue vague bleue roula sous mon cœur et là, à demi nue sur une natte inondée de soleil, s'agenouillant et pivotant sur ses jarrets, je vis mon amour de la Riviera qui m'observait par-dessus ses lunettes noires.

 

C'était la même enfant - les mêmes épaules graciles aux reflets de miel, le même dos souple et soyeux et nu, la même chevelure châtaine. Le foulard noir à pois qui ceignait son torse cachait à mes yeux de simien sénescent, mais non point aux regards d'une mémoire toujours vivace, les seins juvéniles que j'avais caressés un jour immortel. Et, telle la nourrice d'une petite princesse de conte de fées (disparue, enlevée et découverte enfin, dans des haillons de bohémienne à travers lesquels sa nudité sourit au roi et à ses lévriers), je reconnus sur son flanc le signe bistre d'un minuscule grain de beauté. Hagard et extasié (le roi pleurant de bonheur, les trompes sonnant en fanfare, la nourrice ivre morte), je revis l'adorable courbe rétractile de son abdomen, où s'étaient jadis recueillies mes lèvres descendantes, et ces hanches enfantines où j'avais embrassé l'empreinte crénelée laissée par l'élastique de son short - dans la fièvre de cette ultime et impérissable journée, derrière les Roches Roses. Les vingt-quatre années que j'avais vécues depuis se fondirent jusqu'à n'être plus qu'une flammèche imperceptible, qui palpita un instant et s'éteignit.

 

Il m'est quasi impossible d'exprimer avec assez de force cet éclair, ce sursaut, ce choc de reconnaissance passionnée. Comme je passais près d'elle dans mon travesti d'adulte (un spécimen vigoureux et superbe du mâle de cinéma), durant cette brève rencontre noyée de soleil où mon regard glissa sur l'enfant à genoux et clignant les yeux derrière ses austères lunettes noires (le petit Herr Doktor destiné à apaiser tous mes maux), le gouffre désert de mon âme aspira les moindres détails de sa beauté radieuse, pour les confronter avec chacun des traits de mon amante disparue. Bien sûr, la nouvelle, cette Lolita, ma Lolita, devait par la suite éclipser totalement son modèle. Je veux pourtant souligner que ma découverte de Lolita n'était qu'une séquelle de ce «royaume auprès de la mer» de mon passé torturé - ce royaume où courait l'Annabelle Lee que Poe chanta. Tout ce qui s'était intercalé entre ces deux moments n'avait été qu'une suite de tâtonnements, et d'impairs, et de pauvres miettes de plaisir factice - et tout ce qu'ils avaient en commun les fondait l'un en l'autre.

 

Je n'ai guère d'illusions. Mes juges ne verront ici qu'une turlupinade de fou dépravé et amateur de fruit vert. Au fond, ça m'est égal. Je sais seulement qu'en descendant avec la vieille Haze dans le jardin pétrifié et sans souffle, mes genoux n'étaient que le reflet de genoux dans une eau frémissante, mes lèvres étaient plus arides que le sable, et - «C'était ma Lo, dit-elle, et voici mes lis.

 

- Oui, dis-je, oui. C'est merveilleux, merveilleux, merveilleux.»

 

La seconde pièce à conviction est un agenda de poche relié en simili-cuir noir avec le chiffre doré de l'année, 1947, imprimé en escalier dans le coin supérieur gauche. Je décris cet article élégant et soigné de la maison Ixe, Ixe et Cie, Ixeville (Massachusetts), sur lequel était couché mon journal intime, comme si je l'avais effectivement devant les yeux. Pourtant, voici bientôt cinq ans qu'il a été détruit, et ce que nous examinons à présent, grâce au concours d'une mémoire aussi fidèle qu'un microfilm, n'est que sa matérialisation fugitive - un avorton de phénix. A vrai dire, si je me souviens de ce journal avec une telle précision, c'est parce que je l'ai rédigé deux fois. Tout d'abord, je consignais mes observations au crayon (avec quantité de ratures et de corrections) sur ce qu'on appelle en jargon commercial un «bloc sténo», puis je les recopiais de mon écriture la plus minuscule, la plus satanique (et avec des abréviations élémentaires), sur le petit carnet noir dont je viens de parler.

 

L'indiction de jeûne du 30 mai est obéie dans le New Hampshire mais pas dans les deux Carolines. Ce jour-là, une épidémie de «grippe intestinale» (je ne sais trop ce qu'on entend par là) entraîna la fermeture des écoles de Ramsdale jusqu'à la fin de l'été. Quant aux conditions météorologiques, je renvoie les lecteurs que ce problème intéresse à la collection de la Gazette de Ramsdale pour l'année 1947. J'établis mes quartiers chez Mrs. Haze dans les premiers jours de juin, et les carnets intimes que je me propose maintenant de divulguer (tel un espion récitant de mémoire le texte du message qu'il a avalé) couvrent la plus grande partie du mois.

 

Jeudi. Très belle journée. De mon poste d'observation (fenêtre salle de bains), ai vu Dolorès décrocher des fanfreluches de la corde à linge, dans la lumière vert pomme qui flotte mollement derrière la maison. Aussitôt descendu au jardin. Elle portait une chemise à carreaux, des blue-jeans et des sandales de tennis. Chaque mouvement qu'elle faisait dans l'air tavelé de soleil pinçait la corde la plus secrète et la plus sensible de mon corps immonde. Un peu plus tard, elle est venue s'asseoir auprès de moi sur la dernière marche du perron et s'est amusée à cueillir des cailloux entre ses pieds - des cailloux, Seigneur! et aussi un éclat de bouteille à lait retroussé comme une lèvre rageuse - pour les lancer sur un vieux bidon. Ping! Tu n'y arriveras pas deux fois - tu ne pourras pas - quelle torture - l'atteindre deux fois de suite. Ping! Une peau exquise - exquise! Douce et bronzée, sans le moindre défaut. Glaces et confiseries sont des sources d'acné. L'hypersécrétion de la substance grasse, ou sébum, qui nourrit les follicules pileux de la peau, provoque une irritation qui ouvre la voie à l'infection. Mais l'acné n'attaque point les nymphettes, quoiqu'elles se gorgent d'aliments trop riches. Mon Dieu, quelle torture, ce chatoiement soyeux sur le bord des tempes, qui se fond graduellement dans l'or brun des cheveux. Et ce petit os frémissant sur sa cheville velouteuse de poussière. «La petite McCoo? Ginny McCoo? Oh, c'est une horreur. Une vraie gale. Et elle boite. Failli mourir de la polio.» Ping! Sur son avant-bras, le tracement d'un duvet brillant. Quand elle s'est levée pour rentrer le linge, j'ai pu adorer un instant, de loin, le siège délavé de son pantalon aux jambes roulées jusqu'aux genoux. Surgissant soudain de la pelouse, tel l'arbre fictif qu'un fakir fait jaillir de terre, maman Haze est apparue, doucereuse, un appareil photographique en main et, après quelques simagrées d'inspiration héliotropique - l'œil au ciel, l'air chagrin, puis au sol, l'air content - elle a eu l'aplomb de prendre ma photo: Humbert le Bel trônant, les paupières clignotantes, sur le perron de la cuisine.

 

Vendredi. L'ai vue partir Dieu sait où avec une petite brune prénommée Rose. Comment se peut-il que sa façon de marcher - une enfant, ne l'oubliez pas, une simple gamine - m'excite si abominablement? Analysons. Les pieds imperceptiblement tournés en dedans. Une sorte de flottement agile sous le jarret, qui se prolonge, à chaque pas, jusqu'à la pointe du pied. Légère tendance à traîner la jambe. C'est très enfantin et à la fois infiniment impudique. Humbert Humbert est infiniment sensible aussi à la verve argotique de ce bout de femme, à sa voix rêche et stridente. L'ai entendue, peu après, décocher une volée de sottises éhontées à son amie Rose par-dessus la clôture. Mon corps tout entier vibrait de cette résonance aigrelette qui allait crescendo. Une pause. «Allez, faut que je rentre, ma petite.»

Samedi. (Peut-être ai-je remanié les premières lignes de ce qui suit.) Je sais bien que c'est folie de tenir ce journal, mais j'en tire un plaisir singulier; du reste, seuls les yeux d'une épouse aimante pourraient déchiffrer mon écriture microscopique. J'enregistre donc, avec un sanglot, que j'ai vu aujourd'hui ma L. se dorer au soleil sur ce qu'on appelle ici la piazza, mais sa mère et une autre maritorne (inconnue) rôdaient sans cesse alentour. Certes, j'aurais pu m'installer dans le fauteuil à bascule, tout près d'elle, et faire semblant de lire. Par prudence, j'ai choisi de rester à l'écart, de crainte que l'émotion - la tension hideuse et démentielle et lamentable qui me paralysait - ne m'empêche de faire mon entrée avec une nonchalance suffisamment plausible.

 

Dimanche. La vaguelette de chaleur ne s'est pas encore retirée; une semaine des plus favoniennes. Cette fois, j'avais investi stratégiquement le fauteuil à bascule de la piazza, armé d'un journal volumineux et d'une pipe neuve, avant la venue de L. A mon désespoir, elle est arrivée avec sa mère, vêtue comme elle d'un maillot de bain deux-pièces, noir et tout flambant neuf comme ma pipe. Mon aimée - mon idole - est restée un moment à mon côté (elle voulait la partie illustrée du journal), et elle avait la même fragrance que l'autre, celle de la Riviera, mais plus intense, avec des harmoniques plus brutalement suggestives - un parfum torride qui a aussitôt sensibilisé ma virilité; hélas, elle s'est emparée des pages convoitées, et réfugiée sur sa natte auprès de son otarie de mère. Là, ma bien- aimée s'est allongée sur le ventre, me révélant - révélant aux mille yeux grands ouverts de mon sang ocellé - le relief délicat de ses omoplates, et le velouté de son dos incurvé, et le renflement compact de son étroite croupe masquée de noir, et l'estuaire de ses cuisses de petite fille. L'écolière silencieuse savourait la comédie bleu, vert, rouge des bandes dessinées, et Priape lui-même - Priape trichrome - n'aurait pu concevoir nymphette plus adorable. L'épiant à travers un halo prismatique, les lèvres sèches, ondoyant lentement sous mon journal et polarisant mon désir, je pressentais qu'en me concentrant avec toute ma volonté sur la vision que j'avais d'elle, j'atteindrais peut-être sur-le-champ à la volupté du pauvre; toutefois, comme ces fauves attendant que leur proie soit en mouvement avant de fondre sur elle, je voulais faire coïncider cet aboutissement pitoyable avec l'un des gestes enfantins qu'elle ébauchait parfois en lisant (ainsi, quand elle essayait distraitement de se gratter le milieu du dos, montrant son aisselle déjà finement grenée), mais la grosse Haze a tout gâché en se tournant vers moi pour me demander du feu et entamer un simulacre de discussion à propos de la dernière pantalonnade pseudo-littéraire d'un plumitif à la mode. [...]

 

Mardi. Pluie. Lac des pluies. Maman faisait des courses en ville et Lo, je le savais, était dans les parages. Après quelques raids subreptices de reconnaissance, je la découvris dans la chambre maternelle, écarquillant l'œil gauche pour tenter d'en déloger une poussière. Robe à carreaux. Si sensible que je sois à cette enivrante et brune fragrance, je crois vraiment qu'elle devrait se laver les cheveux de temps à autre. Pendant un moment, nous baignâmes tous deux dans la lumière tiède et verte du miroir où se reflétaient le sommet d'un peuplier et nos deux visages sur fond de ciel. Je la saisis aux épaules avec brusquerie puis, serrant doucement ses tempes entre mes mains, la tournai face à moi. «C'est juste ici, je la sens, dit-elle. - En Suisse, les paysannes guériraient ça avec le bout de la langue. - En léchant l'œil? - Voui.

 

J'échaye? - Allez-y», dit-elle. Tendrement, je frôlai de la langue sa prunelle à la saveur saline, qui roula sous le dard palpitant. «Y a bon, dit-elle, les paupières nictitantes. C'est parti. - Et l'autre œil? - Quelle couenne! s'écria-t-elle. Il n'y a rien du t...» Elle se reprit en voyant la ventouse avide de mes lèvres proches: «D'accord», dit-elle généreusement, et le ténébreux Humbert, se penchant sur le petit visage fauve levé vers lui, pressa ses lèvres sur la paupière chaude et papillotante. Lo éclata de rire et s'enfuit de la pièce en m'effleurant au passage. Mon cœur semblait être partout à la fois. Jamais de toute ma vie - même sous les caresses enfantines de mon amour de la Riviera - jamais...