Alors que Kirk Douglas venait de l'engueuler sur le plateau, Stanley lui a dit : «Bon Dieu, Kirk, vous n'aviez pas à faire cela devant tout le monde.» Mais il admirait Kirk. Il disait : «Ce gars connaît toujours ses répliques.» Stanley savait être psychologue pour arriver à ses fins. Une fois, il avait fait à peu près 40 prises, et Jimmy Harris est venu lui dire : «Stanley, il est maintenant 1 heure, tout le monde est fatigué et il faut arrêter.» C'est la seule fois où je l'ai vu devenir fou. Il a crié : «Cela ne se passera pas ainsi. Nous allons refaire ce plan jusqu'à ce qu'il soit bon.» Il a fait 84 prises. Je crois qu'il voulait que tout le monde en entende parler.

 

Christiane Kubrick (la troisième femme de Stanley) Nous avons déménagé à Munich. Il continuait sa carrière là-bas et finissait son film. En même temps j'étais en train de divorcer, et lui aussi. A cette époque, c'était encore sa mère qui achetait ses costumes, et il était très élégant. C'était une sorte d'élégant ébouriffé. Rapidement, il a été clair qu'il se foutait totalement de ce qu'il portait. Plus tard, les enfants ont bien essayé de le faire mieux s'habiller, mais c'était sans espoir.

 

Gerald Fried (ami d'enfance et compositeur des musiques des premiers films de Kubrick jusqu'aux Sentiers de la gloire) Quand les Sentiers de la gloire sont sortis, il était déjà Stanley Kubrick. C'était aussi un batteur de jazz de formation, et la musique des Sentiers de la gloire était la première bande originale à la percussion. Si je me souviens bien, il avait aussi écouté des effets sonores de mitrailleuse avant que je ne me mette au travail. Un jour, nous avions rendez-vous pour une partie de tennis à Central Park. Il était près de deux heures moins dix, et notre court était réservé pour deux heures. Il a dit : «Il vaudrait mieux que nous nous dépêchions, parce que si on n'est pas là une minute avant l'heure, ils donnent notre court à quelqu'un d'autre.» J'ai répondu : «Stanley, pour l'amour de Dieu, garde ta paranoïa pour toi.» Et, bien sûr, quelqu'un est arrivé juste avant nous et nous a piqué notre court. A un moment ou à un autre, les paranoïaques finissent par avoir raison. Ce sont ses succès qui lui ont permis de se laisser dominer par ses peurs.

 

Tony Curtis (acteur, covedette de Spartacus) Stanley n'a jamais capitulé. Je me rappelle qu'il a demandé quinze ou vingt figurants en plus pour une petite scène, et l'assistant est venu lui annoncer que le studio lui refusait ces extras. Stanley a déclaré : «Nous allons en doubler le nombre.» Il refusait de laisser quelqu'un lui dire comment faire un film.

 

Christiane Kubrick Réaliser Spartacus était difficile. Il y avait tous ces acteurs célèbres qui, parce qu'il était très jeune, le traitaient avec une certaine arrogance. Alors lui, en retour, il était aussi arrogant. Il aimait beaucoup Tony Curtis, ils avaient des tas de choses en commun. Notamment tous deux aimaient les tours de magie.

 

Tony Curtis Pendant une scène entre Kirk et moi, Stanley a jeté un regard et dit à Russ Metty (le directeur de la photo) : «Je n'arrive pas à voir le visage des acteurs.» Russ était assis dans sa chaise en surplomb, et il y avait un spot sur le sol. Il l'a poussé avec son pied jusqu'à ce qu'il apparaisse sur la droite du plan. Et il a dit : «Et maintenant, il y a assez de lumière ?» Stanley l'a regardé puis lui a répondu : «Maintenant, il y a trop de lumière.» Il était resté calme pendant toute la scène. Rien ne pouvait le rendre nerveux.

 

Arliss Howard (acteur, joue dans Full Metal Jacket) Je me le rappelle disant : «Quand on fait un film, la chose la plus difficile, c'est de concilier votre conscience et une réponse originale à chaque problème. C'est cette réponse originale qui fera le film. Sans elle, il n'y a plus rien.» Il m'a raconté que, quand il a tourné Spartacus, il était étonné par le nombre de personnes autorisées à donner leur avis sur le film. Il y avait même des discussions entre les secrétaires sur son contenu. Lui, ce qu'il cherchait dans tous les petits morceaux qu'il assemblait, c'est l'essence de ce qui l'avait excité quand il avait décidé de tourner.

 

Shelley Winters (actrice, covedette de Lolita) Il était très conscient de la fragilité des acteurs. Il discutait avec vous de telle façon que vous ne saviez pas que vous étiez dirigé. Jusqu'à ce que, le lendemain, vous découvriez les rushes. Vous pouviez presque dire : «Bon Dieu, mais comme j'ai été malin de penser à cela…» Mais c'était Stanley qui vous avait implanté délicatement cette idée dans la tête. Prenez ma danse avec James Mason – une sorte de danse sexy sud-américaine. Il ne nous avait pas dit formellement d'en faire quelque chose d'aussi chaud. Mais quand j'ai décidé de flirter avec James pendant la danse, il a dit : «C'est tout à fait ça.» Il ne faisait que suggérer. Parfois, vous répétiez, et il était là en train de vous regarder.

 

Christiane Kubrick Il aimait travailler avec les femmes et il y réussissait. A la maison, il était entouré de femmes, une épouse et rien que des filles, et il employait de nombreuses femmes. Sa mère était un ange, une femme extraordinairement gentille, très intelligente et douce. Stanley aimait ses parents, il était proche d'eux. Plus de sa mère que de son père, parce qu'elle était plus cinéphile et qu'elle suivait de plus près l'actualité en général. Tout cela a fini par faire qu'il savait très bien parler aux femmes.

 

Mary Day Lanier (assistante de production sur Lolita) Si vous mentionniez un livre, il prenait immédiatement un crayon et il en écrivait le titre. Si quelqu'un avait des problèmes qu'il ne pouvait résoudre, il pouvait l'enjôler pour le lui faire oublier. James Mason avait un terrible eczéma sur les mains. Il devait les cacher parce qu'elles étaient très enflées. Mais Stanley savait y faire. Il a vidé le plateau, et il a parlé pendant un long moment à James pour le rassurer. Il était fasciné par les autres, c'est de là qu'il tirait son pouvoir.

 

Christiane Kubrick Je suppose qu'il n'était pas très heureux à Hollywood, mais il n'a jamais dit «je ne reviendrai jamais en Californie» ou quoi que ce soit de ce genre. Nous avons beaucoup aimé vivre en Angleterre. Cela nous convenait très bien, et le pays est très beau.

 

Ken Adam (chef décorateur, a dessiné les décors de Doteur Folamour et de Barry Lyndon) Je ne pense pas avoir eu de telles relations avec un autre réalisateur. Il émanait de lui une certaine naïveté et un certain charme, mais vous découvriez très vite au travail qu'il avait aussi un cerveau fantastique. L'épreuve la plus dure, c'était quand il vous posait des questions. C'était comme être interrogé par un ordinateur. La seule chose qu'il ne savait pas faire, c'était dessiner. Donc ça le fascinait. Mais cela ne l'empêchait pas de me demander de justifier le moindre de mes traits. Ce n'était pas tous les jours facile. La conception de la grande salle de l'état-major du Docteur Folamour s'est déroulée ainsi. J'ai commencé à faire des petits dessins, et pendant que nous en parlions, il avait l'air très impressionné. Alors j'ai pensé : bon, ça va être une bataille facile. Mais, trois semaines plus tard, il a changé d'avis. Comme le croquis original faisait penser à un amphithéâtre à deux niveaux, il m'a dit soudain : «Bien, mais qu'est-ce que je vais faire avec le second niveau ? On devra le remplir avec des figurants, et je ne saurai pas les utiliser. Vous devriez y repenser.» J'ai recommencé à les dessiner, il se tenait derrière moi tout le temps. Quand je suis parvenu à une sorte de solution triangulaire, il m'a déclaré qu'il estimait que le triangle était la forme géométrique la plus forte. Et on est arrivé à cette table ronde, où l'on joue le destin du monde comme au poker. Il changeait souvent d'avis. Après deux jours de tournage, par exemple, il n'était pas content de Peter Sellers dans le rôle du capitaine de bombardier B 52 (en plus de ses autres rôles) et il a engagé Slim Pickens à sa place. Il a alors décidé de lui faire chevaucher la bombe atomique qu'il lâche sur le complexe de missiles soviétiques comme on chevauche un bronco dans un rodéo. C'était une expérience excitante, mais, en même temps, vous pensiez que vivre ça une fois, ça suffisait largement. Etre confronté à Stanley seize heures par jour vous faisait perdre toute confiance en vous.

 

James Earl Jones (acteur, joue un petit rôle dans Docteur Folamour) : Ses manières étaient simples. Il était relax, il mâchait du chewing-gum. Il était cool. Un jour, il s'est mis en colère parce que je ne savais pas mes répliques. J'avais oublié tout un paragraphe. Il m'a dit : «Tu ne ne te rappelles pas ces mots ? Pourquoi ?» Sa colère était froide, mais réelle.

 

John Milius (réalisateur, scénariste, producteur et relation téléphonique de Kubrick depuis le début des années 80) : Après le tournage de Docteur Folamour, l'armée de l'air l'a contacté. Tous les pontes du Strategic Air Command voulaient discuter avec lui. Il avait peur qu'ils ne soient irrités contre lui. Je lui ai dit : «Stanley, comment peux-tu être paranoïaque à ce point ? Ils veulent t'honorer, c'est tout. Ils ont adoré Docteur Folamour.» Il m'a répondu : «Je sais que c'est idiot. J'aurais dû aller à Washington les voir.» Il aimait l'histoire militaire et il y travaillait tout le temps. Il disait : «Je me sens parfaitement à l'aise dans mon amour de l'histoire militaire et de la guerre parce que je sais que je suis un parfait lâche.» Il était totalement fasciné par les honneurs et les vertus militaires, par l'esprit de corps tel qu'il existe dans les régiments. «Je ne ferai jamais la guerre, disait-il, Mais j'aimerais en faire l'expérience si j'étais sûr de ne pas y être blessé.».

 

Traduit de l'anglais par Corinne Julve et Edouard Waintrop