Cinq mois après la mort du réalisateur, ses proches, interrogés par Peter Bogdanovich, tentent de résoudre «l'énigme Kubrick»

 

 

Le réalisateur Peter Bogdanovich a rencontré et donné la parole à ceux qui ont connu Stanley Kubrick, le réalisateur de «2001: l'Odyssée de l'espace», le metteur en scène-énigme mort le 7 mars, à l'âge de 70 ans. En quatre épisodes, il brosse le portrait du cinéaste, dévoile l'homme derrière le masque.

 

Textes de "The New York Times Magazine 1999"


   La disparition de Stanley Kubrick d'un arrêt cardiaque dans la nuit du 7 mars 1999 a été rapportée de manière tendancieuse par les tabloïds new-yorkais. La plupart titraient sur la vision morose que le réalisateur semblait avoir de la vie. Des mots comme «secret», «reclus», «étrange», «mystérieux» y étaient fréquemment employés pour le qualifier. Il est vrai que sa filmographie, à travers quarante années de carrière, présente un portrait de l'humanité plutôt désenchanté. Mais ses amis, ses collaborateurs, les membres de sa famille évoquent une image beaucoup plus complexe, celle d'un homme à la fois profondément réservé et extraverti, méticuleux et détaché, plein d'amour et totalement absorbé par sa propre personne. Aîné d'un médecin du Bronx, Kubrick devient photographe pour Look Magazine à 17 ans. Il se passionne très vite pour le cinéma. A ses débuts, il était un peu comme un homme-orchestre; il a financé, dirigé, filmé et monté trois documentaires: Day of Fight en 1950; Flying Padre en 1951 et The Seafarers en 1953. Il renouvellera quasiment l'expérience avec ses deux premiers films, au budget très limité: Fear and Desire en 1953, entièrement financé par un oncle, et le Baiser du tueur en 1955. En 1954, ayant déjà traversé deux mariages, Kubrick s'installe à Los Angeles et fonde sa maison de production avec son ami James B. Harris, d'où sortiront ses deux premiers films vraiment professionnels, l'Ultime Razzia, film noir tourné en 1956 avec Sterling Hayden, et les Sentiers de la gloire, en 1957, puissant drame pacifiste avec Kirk Douglas. Pendant le tournage des Sentiers de la gloire, il tombe amoureux de l'actrice et peintre allemande Christiane Harlan. Il l'épouse et en aura deux filles. Il les élèvera avec celle que Christiane a eue d'un premier mariage. Pas plus l'Ultime Razzia que les Sentiers de la gloire ne rapportèrent d'argent à Kubrick mais ils lui permirent de se bâtir une réputation de génie en herbe auprès des critiques et des personnalités des studios de cinéma. En 1960, Kirk Douglas emploie Kubrick pour remplacer le réalisateur de Spartacus. Ce sera la seule production entièrement hollywoodienne à laquelle Kubrick participera, et aussi son premier succès au box-office. Il déteste l'expérience. Déçu par cette industrie et ayant par ailleurs développé une phobie des voyages en avion, il part avec sa famille s'installer en Angleterre, d'où il ne s'éloignera plus. Durant les trente-huit dernières années de sa vie, il ne produira que huit films, entre son adaptation controversée de la célèbre Lolita de Nabokov, en 1962, et son film lugubre mais populaire sur la guerre du Viêt-nam, Full Metal Jacket, en 1987; Kubrick acquiert un statut mythique dans le monde du cinéma avec trois films dont le succès est immense: sa comédie noire sur la guerre froide, Docteur Folamour (1964); la saga mystique de SF, 2001: l'Odyssée de l'espace (1968); et son exploration ultraviolente de la violence, Orange mécanique (1971), tirée de la nouvelle d'Anthony Burgess (le film reçoit le prix du New York Film Critics Circle, mais il est très mal accueilli en Angleterre, où la critique y perçoit avant tout une incitation à la violence urbaine. Blessé par ces attaques, Kubrick le retira des circuits de distribution au Royaume-Uni, où il reste jusqu'à ce jour indisponible, même en vidéo). Le succès immense et durable de ces trois films ainsi que leurs critiques dithyrambiques, ajoutés à une production parcimonieuse ainsi qu'à la distance tant physique qu'émotionnelle qu'il entretenait à l'égard du système hollywoodien, contribuèrent à lui donner une aura légendaire, une réputation d'intégrité et de perfectionnisme. Elles lui procurèrent un énorme pouvoir à l'intérieur même de l'industrie qu'il fuyait. En même temps, l'échec commercial de Barry Lyndon (son drame en costumes adapté de Thackeray) - bien que très apprécié dans certains milieux - l'inquiétait car il était loin de rentrer dans ses frais. Le film qui suivit fut le plus manifestement commercial: The Shining (1980), tiré du roman d'horreur de Stephen King, avec Jack Nicholson. Quand il meurt, à l'âge de 70 ans, il vient juste de terminer Eyes Wide Shut, adaptation du Récit de rêve d'Arthur Schnitzler, un projet qu'il avait en tête depuis plus de trente ans. Le film, qui raconte ingénument les relations sexuelles d'un couple de New-Yorkais modernes, campé par le tandem Tom Cruise-Nicole Kidman, est sorti aux Etats-Unis le 16 juillet. Il [est] présenté au festival de Venise, avant de sortir en France en septembre. Je ne peux pas dire que je connaissais bien Kubrick, bien qu'on se soit parlés deux ou trois fois rapidement au téléphone dans les années 70. Il se préparait à tourner Barry Lyndon et il m'a appelé comme ça, sur un coup de tête. Sa voix semblait très jeune, avec un fond distinct d'accent du Bronx et une sorte de retenue assez désarmante. Il m'a demandé ce que je pensais de Ryan O'Neal, que j'avais dirigé dans What's up Doc. Les filles de Kubrick étaient des fans de ce film et le poussaient à prendre O'Neal dans le casting de Barry Lyndon. Même dans ce bref échange, les obsessions de Kubrick transparaissaient: film et famille étaient entremêlés. Et le resteraient jusqu'à la fin.