John Milius (réalisateur, scénariste, producteur et relation téléphonique de Stanley Kubrick depuis le début des années 80) Avant Full Metal Jacket, il m'a posé un tas de questions sur l'Asie du Sud-Est. Je lui ai dit : «Tu n'es jamais allé dans un endroit qui ressemble à l'Asie du Sud-Est.» Mais il voulait connaître le moindre petit détail : comment était la nourriture, les aéroports… Il se préparait comme s'il devait y partir. On l'a orienté vers un fournisseur d'équipement militaire, qui lui a procuré des uniformes et des bâches. Ce type d'Oklahoma City était un sacré personnage. Il m'a appelé et il a dit : «Je suis si fier de travailler pour un film de Stanley Kubrick.» Six mois plus tard, je crois qu'il méritait une médaille, tant Stanley l'avait rendu cinglé : «Etes-vous sûr que la couleur de ces bâches est la même que celle de la dernière fois ? Je les ai vues et je peux vous dire qu'elles sont différentes…»

 

Christiane Kubrick (la troisième épouse de Stanley) Les gens pensent toujours à lui comme à une sorte de dictateur borné. Il demandait toujours l'avis des autres quand il avait des choix à faire. Il étalait sa palette d'idées de manière à ce que chacun puisse y prendre ce dont il avait besoin. Mais il vous envoyait paître s'il pensait que ce que vous disiez était idiot.

 

Lee Ermey (vétéran des marines au Vietnam, conseiller technique, consultant sur le scénario et acteur de «Full Metal Jacket») Stanley m'a dit qu'il ne comprenait pas les acteurs. Il n'avait pas d'ami acteur. Il pensait qu'ils étaient un peu étranges, des enfants gâtés, et que la plupart du temps, il fallait les supplier pour qu'ils consentent à vous accorder une performance décente. Vincent d'Onofrio n'aimait pas le côté cinglé que Stanley voulait donner à son personnage. Il voulait essayer autre chose. Le problème de Vince, c'est que c'était son premier film et qu'il prétendait donner des leçons à Kubrick. Ils se mirent à se disputer, et Stanley finit par dire : «OK, faisons-le comme je le vois, et puis on fera une autre prise comme tu le sens.» Mais quand ils firent la prise selon la conception de Vince, il n'y avait pas de pellicule dans la caméra.

 

Louis Blau (avocat de Kubrick depuis 1958) Stanley dit à Vincent d'Onofrio, la nuit avant le tournage de la scène : «Je veux que tu sois énorme. Lon Chaney en énorme.» Ils tournèrent la scène et ils s'assirent pour regarder l'enregistrement vidéo. Vincent et Stanley étaient assis côte à côte. Et après avoir vu la troisième prise, Stanley frotta son poing gentiment contre le bras de Vincent d'Onofrio. Vincent n'a jamais oublié ce moment : c'était l'approbation de Kubrick. Adam Baldwin (acteur, il joue dans «Full Metal Jacket») : Nous étions un groupe de jeunes acteurs un peu verts. Lui, il avait sa propre guerre à mener. Il n'avait pas beaucoup de respect pour nous. Il pouvait nous faire ramper dans l'amiante et la poussière de charbon et ne pas s'inquiéter de savoir si nous nous étions fait mal. J'ai tenu, mais quelques-uns en ont été malades. Nous faisions des séries de cinq ou six prises et nous regardions la vidéo pour l'entendre dire : «Ne reste pas là, ne va pas si loin dans le plan, tu vois, là tu n'es plus net.» Il était avant tout attentif à ce qu'il y avait dans l'image. J'ai compris des mois plus tard que c'était un grand luxe de travailler à ce rythme – vous pouviez refaire les prises autant de fois qu'il voulait. Il y a une scène où nous sommes assis sur un mur, et les tanks tirent au loin. Nous l'avons tournée en trois semaines et demi. Pour une scène.

 

Arliss Howard (acteur, joue dans «Full Metal Jacket») Stanley disait: «Je connais tous les métiers sur un film. Je peux éclairer, je peux enregistrer le son, je sais où on doit mettre les micros.» Il entrait sur un plateau et disait : «Avec cette lumière, on est deux diaphs trop bas.» Les techniciens répondaient : «Non, on a vérifié, tout va bien.» Il s'entêtait : «On est deux diaphs trop bas.» En effet, ils étaient deux diaphs trop bas. Ce que Stanley détestait le plus, c'est que vous perdiez votre temps. Et pour lui, la perte de temps par excellence, c'était de venir jouer sans connaître vos répliques. Un jour, nous avons tourné le Credo du tirailleur. Nous étions sur le lit en train de réciter ce texte avec une petite oreillette et un play-back, ce qui était très perturbant. Nous l'avions fait seize fois, quand il se retourne vers moi et me dit : «Vous n'êtes pas prêt?» Je réponds : «Je sais mon texte, mais je suis gêné par ce machin dans l'oreille.» Il me dit : «Non, vous ne savez pas votre texte, sinon vous seriez capable de le dire avec ça dans l'oreille.» Nous nous sommes engueulés, mais, en fin de compte, il avait raison. Il m'a ensuite raconté une histoire. Sur le tournage de Spartacus, les acteurs anglais n'arrêtaient pas de marmonner entre eux. Stanley était sûr que Lawrence Olivier, Peter Ustinov et Charles Laughton parlaient de lui. Il était très parano. En fait, il découvrit, en restant un certain temps dans leur dos, qu'ils étaient éternellement en train de répéter leur texte. Il m'a dit : «C'est quelque chose que les Américains ne font jamais. Ils n'apprennent pas leur texte.» Il en faisait le reproche à Lee Strasberg et à l'Actor's Studio.

 

Matthew Modine (acteur dans «Full Metal Jacket») Je lui ai demandé pourquoi il faisait autant de prises. Il m'a répondu que c'était parce que les acteurs ne savaient pas leurs répliques. Et il m'a parlé de Jack Nicholson : «Jack apprend son texte pendant la mise en place des techniciens. C'est pourquoi il faut attendre la prise trois ou quatre pour avoir le Nicholson que tout le monde connaît et qui rend heureux les metteurs en scène. Il faut la prise dix ou quinze pour qu'il commence à comprendre ce que signifie ses répliques. A la prise 30 ou 40, le texte devient quelque chose d'autre.» Et il ajouta : «Je ne sais pas comment faire. Le acteurs ne font pas leurs devoirs. Tout ce que je peux faire, c'est multiplier les prises pour qu'ils apprennent ce que leur conscience professionnelle ne leur a pas commandé de faire plus tôt.»

 

Lee Ermey Il n'avait pas l'air d'être concerné par les blessures de ses acteurs ou techniciens, mais qu'un animal soit en danger, et il prenait ça au sérieux. Il n'aurait pas tué une souris dans sa maison. Un après-midi sur un lieu de tournage, on a tué un lapin, il en a été malade pour le reste de la journée.

 

Jan Harlan (beau-frère de Kubrick) Il ne sortait pas de sa maison avant que ce ne soit vraiment nécessaire. Quand il était à son bureau, il pouvait voir Christiane qui peignait dehors, c'est ce qu'il aimait.

 

Matthew Modine Il y a eu un retard dans le tournage de Full Metal Jacket. Ma femme et moi en avons profité pour partir en Espagne, à Malaga, où nous avions été invités. Il m'a dit : «Pourquoi veux-tu aller là bas? Tu vas faire tout ce chemin. N'en as -tu pas assez vu en Angleterre?» Il ne pouvait pas comprendre que quelqu'un ait envie de partir. Pourquoi ses enfants iraient-ils à l'université ? «On peut prendre des cours universitaires chez soi. On n'a jamais besoin de quitter sa maison. On peut tout y apporter!»

 

Christiane Kubrick Il pensait s'ennuyer loin de chez lui. Il aimait les meubles et le matériel qu'il avait à la maison, ses téléphones, ses télévisions et ses fax. Et nous avions aussi un zoo, un tas d'animaux. Et il aimait ses enfants puis, plus tard, ses petits-enfants. Il aimait rester chez lui, mais non comme un ermite. Il avait des tas d'amis, simplement ils n'appartenaient pas à l'industrie du cinéma. Il parlait à tout le monde, pas seulement à la presse.

 

Ken Adam Sa fille, Vivian, faisait la musique de Full Metal Jacket et elle a réalisé aussi un documentaire sur le tournage de Shining. Mais Stanley devint tellement envahissant qu'elle décida de partir, il y a cinq ans, faire sa vie à Los Angeles. Elle adorait son père, mais il essayait de contrôler chacun de ses mouvements.

 

Christiane Kubrick Il était extrêmement triste quand elle a décidé de partir.

 

Ken Adam Il se sentait très bien en famille et très mal quand Christiane partait avec mon épouse pour une sortie entre femmes. Il l'appelait pour savoir si tout allait bien, et quand elle allait rentrer.

 

Sydney Pollack (réalisateur, producteur, acteur, relation téléphonique avec Kubrick depuis le début des années 70; tient un rôle dans «Eyes Wide Shut») Ma première intervention dans mon rôle était très différente de ce que Stanley imaginait. J'avais l'idée d'être plus dur avec le personnage de Tom Cruise, parce qu'il avait fait quelque chose que je désapprouvais formellement. Mais Stanley pensait que mon personnage devait manipuler celui de Tom, et je devais donc être plus gentil avec lui. Il s'attacha à me le faire comprendre. Mais sans me faire un de ces trucs psychologiques ; il savait que j'étais moi aussi réalisateur. Stanley était toujours littéralement à un doigt de sourire. Dans ses yeux, il y avait une part d'ombre. Il a toujours connu le diable qui était en lui. Il lisait tout et connaissait absolument tous les aspects de ce travail, y compris les recettes de chaque salle dans le monde, ces dernières années.

 

Terry Semel (coprésident de la division cinéma de Warner Brothers; a travaillé très étroitement avec Kubrick depuis «Barry Lyndon») Il a fait des films avec des budgets très modestes. Il a toujours tourné avec des très petites équipes, à des tarifs journaliers très bas. Il lui arrivait d'arrêter le tournage pendant une ou deux semaines pour se concentrer sur la réécriture de tel ou tel aspect du scénario. Mais, au plan économique, sa façon de procéder était formidable, puisque le coût d'une journée de travail était insignifiant. Il n'avait donc pas de pression de la part du studio.

 

Sydney Pollack Cruise me réveilla un jeudi matin pour me dire combien il pensait que le film était bon. J'ai appelé Stanley, et nous avons discuté une heure et demi, et je lui ai expliqué combien Tom était excité. J'ai parlé avec Terry (Semel) et Bob (Daly, coprésident de la Warner), et ils étaient absolument ravis. Il est mort quatre jours plus tard.

 

Steve Southgate Deux jours avant de mourir, il m'a envoyé à Las Vegas avec la première bande annonce de Eyes Wide Shut. C'était la première fois qu'on allait voir des images de ce film, il voulait donc être sûr que la projection serait parfaite. Il me donna ses instructions. «Je te fais confiance, me dit-il ensuite. Téléphone-moi pendant la projection – prends ton téléphone mobile – je veux entendre la réaction des gens.» Mais, alors que j'étais dans l'avion, il est mort.

 

Terry Semel Je lui ai parlé deux fois le jour de sa mort. Il m'a appelé pendant une bonne heure, et il était en forme. Le deuxième appel qu'il m'a envoyé, tôt dans la soirée de sa mort, portait sur les millions de détails du marketing. Il était plus en verve que jamais.

 

Christiane Kubrick Je pensais qu'il était terriblement fatigué, et il ne dormait jamais beaucoup. Mais, avec son dernier film, il avait encore réduit ses heures de sommeil. Fils de médecin, il ne voulait jamais en voir un. Il se soignait lui-même quand il ne se sentait pas bien...

 

Jan Harlan Heureusement, nous avons été autorisés par les autorités locales à l'enterrer dans son jardin. Dans le Hertfordshire, c'est la deuxième fois que cela arrive. La première, c'était pour George-Bernard Shaw.

 

Louis Blau La cérémonie d'inhumation s'est déroulée à la mode Kubrick. Il est enterré avec ses animaux, chiens, chats, écureuils.

 

Matthew Modine J'ai été content d'apprendre qu'il allait être enterré dans son jardin. J'allais faire un discours, mais Tom Cruise, Nicole et Steven Spielberg avaient parlé avant, et il y avait un programme serré pour cet enterrement. J'ai été surpris par le peu de choses qu'on savait de lui – du moins si j'en juge par ce qu'on en a dit. La personne avec laquelle j'avais passé dix-huit mois était très différente de celle qu'ils décrivaient. A l'exception de Jan Harlan, qui a été très éloquent, et de sa fille Vivian. Elle a lu des extraits du journal de son père. Elle voulait montrer qu'il s'est investi dans son travail jusqu'à atteindre une sorte de sommet. Et il a découvert qu'une fois ce sommet atteint, il y avait toujours plus haut vers quoi aller.

 

James B. Harris (réalisateur, coproducteur et compagnon de Kubrick des premières années cinéma jusqu'à «Dr Folamour») Je n'ai pas pris la parole à cet enterrement. Je ne crois pas que j'étais suffisamment calme pour cela. Je me suis assis et j'ai écouté ces personnes qui ne le connaissaient pas assez. Je sentais que j'étais le seul, à part sa famille, à bien le connaître. Je pensais: c'est bien, toutes ces stars et ces patrons de studio et tout ça, mais moi, ce type, j'ai joué au ping-pong avec lui, et j'ai vécu avec lui des crises, des mariages et des divorces. Connaissant son perfectionnisme, je suis sûr que c'est ce film qui l'a tué. J'ai oublié mon imperméable dans la tente et je suis revenu le reprendre. Les six fossoyeurs finissaient de l'enterrer. Je me suis dit : «Bon Dieu, c'est ainsi que cela finit. Six étrangers qui jettent de la poussière sur son cercueil.»

 

Gerard Fried J'espère que sa dernière heure a été douce. Je jouais dans un club de base-ball dans le Bronx appelé les Barracudas et je me souviens de Stanley – il avait 18 ou 19 ans. Il voulait jouer mais il n'était pas très bon et les autres ne voulaient pas de lui. Moi j'ai dit, «allez donnez lui sa chance!» On l'a laissé jouer et il était radieux.

 

Christiane Kubrick Il était capable de rendre intéressante même la chose la plus ordinaire. Il parlait tout le temps et maintenant je n'aurai plus jamais cette pluie de paroles. Je suis très triste, mais j'ai eu beaucoup de chance car je me suis toujours sentie très aimée.

 

Sydney Pollack Les gens disent qu'il avait ses phobies, qu'il n'allait pas ici, ni là. En vérité, il vivait dans un paradis, et il n'avait donc aucune raison d'aller ailleurs.

 

Traduit de l'anglais par Corinne Julve et Edouard Waintrop.