Lolita, Kubrick et moi par Sue Lyon
Par Lars Penning
En 62, le futur Phil Spector du cinéma était encore prêt à partager la rigolade. C'est ainsi que l'a connu Sue Lyon, 14 ans à l'époque, dénichée par Kubrick pour tenir le rôle titre de Lolita.
Archive du magazine 214, du 24/03/1999, page n° 36
Quand j'ai commencé à travailler, j'ai bien dû aller à vingt-cinq auditions, des trucs pour la télévision. Puis je me suis présentée à cette audition pour Jimmy Harris et Stanley Kubrick, croyant qu'ils préparaient un feuilleton télé. Normalement, dans ces auditions, c'est "Tu t'appelles comment ? Tourne-toi, bien, merci, salut." Mais ces deux-là ont commencé par me demander des trucs comme "Est-ce que tu sors avec quelqu'un ? Où tu vas quand tu sors ? A quelle heure tu rentres ? Qu'en pense ta mère ? Où t'as acheté ta robe ?" Et des trucs encore plus personnels que ça. Ils m'ont bien gardée une heure ! Je suis ressortie de là, je ne savais pas quoi penser. Je suis tombée sur une copine qui allait à ces auditions aussi, et elle me demande comment c'était. "J'en sais rien, mais ce que je sais, c'est que c'était pas triste !" Honnêtement, je ne pensais pas qu'ils préparaient quoi que ce soit. Je croyais qu'ils faisaient ça pour s'amuser, passer le temps à baratiner des gamines. J'avais 14 ans. Non seulement j'avais entendu parler du roman Lolita, mais à 13 ans j'allais chez une copine d'une copine, un peu plus âgée que nous et qui avait le livre, pour essayer de trouver les passages salés. Quand j'ai été passer mon screen-test, ma mère m'a expliqué toute l'histoire, pour être sûre que je comprenais bien et que je n'avais pas de problème avec ça. Moi, je n'avais pas de problème, ce n'était pas comme si je devais avoir une liaison avec un vieux mec. Je devais juste le jouer. Le tournage a été un vrai rêve pour moi, tout le monde était si gentil (enfin, presque tout le monde, disons que Shelley Winters était dans la peau de son personnage). James Mason était un amour. Il me disait "Okay, kiddo, il est temps de réviser nos répliques."
Tu parles ! Comme si James Mason avait à revoir ses répliques ; il faisait ça pour moi, pour que je me sente à l'aise. Ce qui a été la barbe, c'est les deux ans qu'il m'a fallu passer à faire la promotion, dîner et déjeuner avec des journalistes et répondre à leurs stupides questions. Stanley et Jimmy m'ont d'abord mise sous cloche pendant un an, le temps qu'ils démêlent les histoires de censure, où je n'avais le droit de parler à personne ni de me faire photographier. Ensuite, un an de promo proprement dite. On me demandait souvent ce que je chuchotais à l'oreille de James Mason sur le lit de camp dans l'hôtel, dans la scène où je lui dis que je veux qu'on fasse l'amour. Les journalistes voulaient sans doute que je leur sorte des trucs cochons, mais en fait je lui disais "Finissons cette scène en vitesse, parce que moi j'ai la dalle !" On était tout le temps en train de débloquer, lui et moi. Et si je fais tant de grimaces ou de trucs énervants avec mon chewing-gum dans le film, ce n'était pas parce qu'on me disait de le faire, c'est seulement parce que j'étais une gamine sur un tournage et que je m'ennuyais souvent, donc j'étais aussi impatiente que Lolita pouvait l'être, et aussi capricieuse. Les gens ont du mal à accepter le fait que je comprenais tout ce qui se passait dans ce film. La seule fois où je n'ai pas compris, c'est quand je défie ma mère. Je n'arrivais pas à dire "Sieg Heil !" comme Stanley voulait.
Finalement, il a compris que cela ne voulait rien dire pour moi, "Sieg Heil !", Hitler et tout ça, et il m'a expliqué. Après ça, pas de problème, j'ai joué la scène. Je n'avais jamais de problème à faire la sale gamine avec Shelley Winters. On me demande aussi si je savais faire du hoola-hoop. N'importe quelle gamine savait faire du hoola-hoop ! Mais trois jours à filmer cette scène, ça fait beaucoup de hoola. L'équipe, Stanley, Jimmy et James Mason étaient tellement drôles, on s'amusait tellement bien, que j'ai été choquée, vraiment choquée, quand je me suis retrouvée sur un autre tournage où je n'étais pas protégée. Moi, je croyais que le ciné c'était toujours comme ça, avec des copains comme Stanley et Jimmy.
Quand je me suis retrouvée à Puerto Vallarta avec John Huston et ce porc de Richard Burton pour La Nuit de l'iguane, où tout le monde était horrible, je voulais arrêter tout de suite. J'étais sous contrat avec Jimmy et Stanley, et je suppose qu'ils avaient l'intention de me développer comme vedette ou quelque chose comme ça, mais je leur ai dit que ça suffisait comme ça. Qu'ils avaient fait beaucoup d'argent sur moi, qu'ils me devaient de me laisser vivre ma vie. Et je crois qu'ils ont compris, mais n'empêche qu'ils ont revendu mon contrat à Ray Stark, l'agent de Kirk Douglas qui était devenu producteur de Huston ; pour se libérer de certaines obligations qu'ils avaient, soi-disant. Je ne leur en veux pas trop, je sais que j'étais une personne pour eux. Pour Ray Stark, j'étais un quartier de viande. J'ai fait ça pendant un temps, le Huston, un truc avec John Ford (Frontière chinoise), ensuite quelques bêtises, et dès que je me suis sentie en sécurité financièrement, j'ai arrêté. Parce que je peux dire franchement que Stanley et Jimmy sont la seule bonne chose qui me soit arrivée dans le cinéma, le seul bon souvenir.
Philippe Garnier (Propos recueillis pour l'émission Cinéma, cinémas en 1978.)
Un monde autour de Stanley Kubrick
Tout droits réservés ®