Le Vietnam selon Kubrick

 

Article paru dans l'édition du "Monde" du 27 juin 1987

 

Les films de Kubrick sont rares. Celui-ci attendu depuis sept ans frappe au ventre. L'Amérique le découvre aujourd'hui.

 

Vous êtes convié à la projection de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. " Sur l'invitation secrète, envoyée par coursier, remise en mains propres figure en réduction l'image de l'affiche : un casque de marine où se combine absurdement l'impossible, l'inscription : " Born to kill " (" Né pour tuer ") et le badge des antimilitaristes. Gustav Hasford, ancien marine correspondant de guerre, a mis en scénario son propre roman avec l'aide du réalisateur et d'un des collaborateurs de Francis Coppola sur Apocalypse Now.

C'était la projection privée la plus courue de New-York, huit jours avant le vendredi 26 juin, où le public américain découvre enfin le Vietnam selon Stanley Kubrick. L'Europe devra patienter encore au moins trois mois.

Cela fait sept ans depuis Shining que l'on attendait le nouveau Kubrick. On savait simplement que " ça parlait du Vietnam ". On avait déjà trouvé un sous-titre : 1968 : Odyssée du Vietnam.

Full Metal Jacket est une expression militaire qui désigne le magasin d'un fusil mitrailleur lorsqu'on le bourre jusqu'à la gueule de balles de plomb enrobées de cuivre. Les marines, eux aussi, sont bourrés jusqu'à la gueule, mais de propagande. Des machines à tuer.

Une heure avant le générique, la salle est prise d'assaut. Par Martin Scorsese, Diane Keaton, par tous les acteurs, metteurs en scène, producteurs présents à New-York, ceux qui font relâche au théâtre, ceux qui ne tournent pas aujourd'hui ou se sont carrément fait porter malades. Sans oublier les acteurs du film, Matthew (Birdy) Modine en tête, qui eux non plus ne l'ont pas vu. Les lumières baissent dans la salle, le silence se fait, total. Et sans relâche, pendant deux heures, Kubrick vous frappe au ventre, au cœur, à la tête. Vous laisse sur le carreau.

Trois actes à ce Full Metal Jacket : l'entrainement des recrues, l'arrivée au Vietnam, l'offensive du Têt, moment crucial de la guerre du Vietnam, quand les Américains remportent la bataille mais devinent pour la première fois qu'ils vont perdre la guerre.

Hué en ruine. Pas de ballet d'hélicoptères aux accents de Wagner, comme dans Apocalypse, pas de jungle dense et moite comme dans Platoon. Kubrick utilise la géométrie dans l'espace. Un palmier suffit à représenter tous les autres ; un tireur d'élite vietnamien, l'ensemble du Vietcong. Le Vietnam est reconstitué dans une usine désaffectée de la banlieue de Londres. Le palmier vient d'Espagne.

Full Metal Jacket s'ouvre sur une chanson des années 60, bien country, bien ringarde, réelle : Goodbye, Sweetheart/Hello Vietnam, tandis que les acteurs se font passer la boule à zéro. Woolly Bully annonce le calme avant la tempête, et l'offensive du Têt se déroule sur Going to the Chappel.

L'entrainement des recrues à Parris Island est presque une comédie musicale, confinant au burlesque. Mais les lyrics sont terrifiants : " Dieu bande pour les marines... En signe de gratitude et en échange de bons procédés, nous approvisionnons son paradis en âmes fraiches. "

A l'issue de la projection, les interprètes du film ensemble écrivent au dos du programme une longue lettre que Modine envoie à Stanley Kubrick. En substance : merci.

BEHAR HENRI