La vie est une succession de gags

 

Par Lars Penning

 

 

 

Une voiture qui roule dans le brouillard, un manoir. L’imposant vestibule donne l’impression de pénétrer sur la scène d’une orgie romaine. Tandis que la caméra suit le visiteur, Humbert Humbert (James Mason) à travers le vestibule, le regard du spectateur reconnaît des détails qui ne trompent pas : sur le sol, des bouteilles vides, des verres vides, des fauteuils recouverts de draps, des bustes de plâtre, une harpe. 

Humbert appelle le propriétaire des lieux, l’auteur et scénariste Clare Quilty (Peter Sellers). Mal réveillé et de toute évidence saoul, celui-ci est vautré dans un fauteuil près de l’entrée, caché sous un morceau de tissu. Un drap enroulé autour de lui comme une toge, il se prend par la suite pour Spartacus : « Did you come to free the slaves, or something ? » Or Humbert n’est pas d’humeur à plaisanter, il est là pour tuer Quilty. Tandis que ce dernier fait l’imbécile en invitant Humbert déconcerté à jouer au ping-pong, en imitant encore la voix d’une vedette de western lorsqu’il découvre le pistolet de Humbert, ou en enfilant des gants de boxe, Humbert tente désespérément de lui exposer les motifs du geste meurtrier qu’il s’apprête à accomplir : la relation que Quilty entretient avec Dolores Haze (Sue Lyon), surnommée Lolita, et – comme il l’a d'ailleurs précisé dans la condamnation à mort « poétique » qu’il remet à son rival - et d'autre part, comme il le prétend : « because you took advantage of my disadvantage ». 

Même après les premiers coups de feu, Quilty continue de faire l’imbécile (il est vrai, avec une mine légèrement plus paniquée) et plaque sur le piano les premiers accords de la Polonaise N° 3 en la majeur de Chopin, tout en proposant à Humbert d’écrire ensemble des paroles sur la musique, et d’en partager les bénéfices. Quilty s’enfuit enfin par les escaliers, mais une balle le touche. Blessé, il se traîne à l’étage supérieur, se cache derrière le portrait en pied d’une jeune femme vêtue à la mode du 18e siècle. Humbert, qui a rechargé son pistolet, vide son chargeur sur le tableau.

Dès la première scène, qui anticipe en fait sur le dénouement de l’histoire, le spectateur comprend pourquoi le film se distingue fondamentalement du roman : Humbert, beau-père et amant de Lolita – tout à la fois criminel et victime, monstre diabolique et pauvre bougre dans le roman de Nabokov – est réduit chez Kubrick à un rôle de victime tragi-comique. Un instrument dont se servent les autres personnages pour défendre leurs propres intérêts, en somme un pauvre crétin, exploité par Lolita, ridiculisé par Quilty, trahi par les deux. Pas plus qu’il ne détecte la présence de Quilty dans le fauteuil près de l’entrée (et après que Quilty s’est levé, il lui repose la question : « Are you Quilty ? » ( Humbert ne perce à jour les mascarades et les charades de Quilty, qui débutent quatre années avant le meurtre.

Dans le film de Kubrick, Nabokov est certes mentionné au générique en tant qu’auteur du scénario. Mais le réalisateur et le coproducteur, James B. Harris, ont si bien remanié le scénario qu’il n’en reste pas grand-chose dans la version finale. Le résultat est la parodie d’un mélodrame,  que l'on voit très clairement dés la première scène : Humbert, l’amant floué, n'avait comme seul but de tuer son rival de toujours et prend ldonc les choses terriblement au sérieux alors que, pour Quilty, tout cela n'est qu’un jeu. Impitoyable, Quilty tourne au ridicule les sentiments exacerbés de Humbert : il s’empare de la poignante « condamnation à mort » rédigée par Humbert, en disant : « est-ce là l’acte de propriété du ranch ? ». Puis il se met à le lire à haute voix, tout cela dans l’esprit « western », ridiculisant encore plus l’acte écrit de la main de Humbert. Jusqu’à la fin, Humbert est le jouet des pitreries de Quilty, qui retourne contre lui toutes ses initiatives.

Et c’est ainsi que l'évocation aux premiers abords dérisoire de Spartacus prend tout son sens : elle est plus qu’une simple allusion à SPARTACUS, le film mal aimé de Kubrick ou qu'une évocation en filigrane des « esclaves sexuels » de Quilty, dont la présence est nettement plus marquée dans le roman de Nabokov. Cette allusion a une plus grande signification : en tirant sur Quilty et sur le portrait de la femme qui symbolise Lolita, Humbert se libère en fait de son propre esclavage et affirme sa véritable indépendance.

 

Dans le roman, qui alterne entre confession et plaidoyer, outre le ton cynique employé, c'est le fossé entre l’idée qu’Humbert se fait de lui-même et la triste réalité qui participe pour beaucoup au caractère tragi-comique de l’intrigue. Le professeur de lettres Humbert se considère comme un Européen cultivé, persuadé de son sens inné du "comme il faut" [1]. A contrario, Lolita est la gamine américaine par excellence, éprise de fast-food et de culture pop, qu'il pense pouvoir éduquer à tous les niveauxl. Lorsque, après quatre ans de séparation, Humbert réalise qu’il est vraiment amoureux de Lolita, elle est alors âgée de 17 ans, mariée et enceinte, et elle ne correspond plus à son phantasme de nymphette prépubertaire. Il doit admettre qu’aux yeux de la jeune fille, il n’a jamais été autre chose qu’un "sale vieux bonhomme" et il prend progressivement conscience que si Quilty, le grand amour de Lolita, a brisé le cœur de l’adolescente, c’est lui, Humbert, qui a brisé sa vie. [2]

 

Cette prise de conscience est absente chez Kubrick. Le film reprend certes la scène clé du roman : lors de ses retrouvailles avec Lolita, Humbert demande à la jeune fille de quitter son mari et de partir avec lui (sous-entendu : pour toujours) ; Lolita, qui a écrit à Humbert uniquement pour lui demander un peu d’argent, se méprend sur le sens de ses propos : elle croit qu’il ne lui donnera l’argent que si elle l’accompagne dans un motel [3] – mais tout cela n’a plus de sens car Lolita et Quilty ont au bout du compte détruit la vie de Humbert. 

 

Alors que dans le roman de Nabokov, Humbert est un homme actif, du moins dans l’idée qu’il a de lui-même (il passe son temps à construire de nouvelles stratégies pour approcher Lolita, l’effleurer, se glisser dans son lit, la garder près de lui), le personnage de Kubrick est un érudit totalement passif.

Le premier des événements inscrit dans la chronologie, à savoir Humbert cherchant une chambre pour l’été dans la station balnéaire de Ramsdale avant de commencer ses cours au Beardsley College, dans l’Ohio, déclenche une rivalité absurde entre Charlotte Haze (Shelley Winters) et sa fille, Lolita, qui se démènent pour attirer l’attention du nouveau locataire. La scène de la visite de la maison, étage par étage, pièce par pièce, que Kubrick a filmé en un seul plan, est un tour de force comique de Shelley Winters, qui (comme la grande plus partie des « apparitions » improvisées de Peter Sellers) montre que LOLITA fonctionne avant tout comme un film d’acteurs, où le réalisateur donne aux acteurs le temps et l’espace pour déployer leur jeu dans de longs plans, souvent ininterrompus.

 

Charlotte, interprétée par Shelley Winters, est la caricature de la petite bourgeoise de province, qui tente d’impressionner l’érudit européen avec ses connaissances plus que superficielles. Elle fait l’éloge de l’atmosphère intellectuelle et culturelle de la petite ville, parle de son club littéraire (où Quilty a fait un jour un discours sur « le Dr Schweitzer et le Dr Jivago ») et exhibe sa collection de reproductions d’art (« my little van Gogh ») avec la même fierté que la chasse d’eau vieillotte de ses toilettes (« should appeal to an European »).

 

Ses intentions sensuelles sont tout aussi manifestes : elle se donne des airs de vamp en jouant avec la pointe de sa cigarette (Nabokov la décrit comme une femme « avec une pointe de Marlène Dietrich » [4]), elle parle de son mari décédé il y a sept ans, des difficultés que rencontre une veuve attirante, ses propos étant régulièrement émaillés d’allusions charnelles. Charlotte finit par se mettre dans l’encadrement de la porte, bloquant le passage à Humbert qui ne rêve que d’une chose : la fuir, elle et ses incessants bavardages. Dans une autre scène, on la verra déployer tous les artifices de séduction possibles : engoncée dans une vilaine robe à motif léopard, elle lui offrira du champagne rose et l’invitera, contre son gré, à danser le cha-cha-cha.

 

Lolita non plus n’a rien d’innocent non plus, lors de sa première apparition : la fillette de 12 ans du roman s’est muée en une adolescente appétissante, que n’importe quel homme, même profondément sain d’esprit, préférerait sans l’ombre d’une hésitation à son insupportable mère. Telle la perfection incarnée, Lolita est allongée en bikini dans le jardin, avec des lunettes de soleil en forme de papillon sur le bout du nez, jetant un regard provocateur de dessous son chapeau de paille. Humbert décide bien évidemment de rester. Lorsque Charlotte lui demande pourquoi, il répond : « I think it was your cherry pie ». Peu avant, alors que Charlotte proposait lascivement de la tarte aux cerises à Humbert, Kubrick associait cette offre équivoque à Lolita, ôtant lascivement ses lunettes de soleil. La scène se termine par un gros plan de la jeune fille, lançant un regard suggestif.

 

L’instant d’après, le visage de Lolita laisse brutalement la place à celui du monstre de Frankenstein (une allusion de plus rappelant qui est le véritable monstre dans l’histoire) : la sortie au cinéma pour voir FRANKENSTEIN S’EST ECHAPPE (1957, Terence Fisher) dans un cinéma en plein air marque le début du duel entre les deux femmes pour séduire Humbert. Kubrick emploie ici une métaphore très parlante : Charlotte et Lolita s’approchent toutes les deux de la main d’Humbert, plus par provocation que par peur ; celui-ci est en effet assis entre les deux femmes, les mains posées sur les cuisses. Humbert retire ensuite sa main droite de la main gauche de Charlotte et prend celle de Lolita, qui pose son autre main sur la sienne.

 

Or Lolita poursuit ses manœuvres : elle embrasse Humbert avant d’aller se coucher (voyant cela, Charlotte commet une erreur tactique aux échecs et perd la partie). La jeune fille flirte avec lui au petit déjeuner, lui donnant la becquée, puis sabote les tentatives de séduction de sa mère (robe léopard, cha-cha-cha), en rentrant plus tôt que prévu d’une soirée et en s’incrustant au salon avec les deux autres protagonistes.

 

Cependant, les véritables intentions d’Humbert à l’égard de Lolita restent plutôt floues, un peu comme si Kubrick considérait que le public connaissait le roman, ou du moins ses grandes lignes. Par deux fois, on voit Humbert lorgner Lolita plus ou moins discrètement : dans le jardin, alors qu’elle joue au hula-hoop, et pendant qu’elle danse lors d’un bal à l’école. A chaque fois, la scène se termine de façon assez cocasse : dans le jardin, Charlotte perturbe la scène idyllique avec le flash de son appareil photo ; lors du bal, où Humbert s’est installé un peu en retrait, il est bousculé par Charlotte et ses amis John et Jean, qui lui collent dans les mains une assiette et un verre dont il ne sait trop que faire. Tel un pantin docile, dès qu’Humbert essaie de se lever, on le force à se rasseoir.

Une seule fois il révèle ses sentiments et ses projets : après le départ de Lolita en colonie de vacances, il se love dans le lit de la jeune fille et pleure dans son coussin, conscient qu’au retour de la jeune fille, il sera parti. C’est alors qu’il reçoit une lettre de Charlotte qui lui avoue son amour. Il est confronté à l’alternative suivante : soit il quitte immédiatement les lieux, soit il épouse Charlotte et devient un « beau-père modèle » pour Lolita. Humbert se met à rire, tout d’abord à propos de l’absurdité de la lettre, puis du plan diabolique qui germe dans son esprit : épouser Charlotte pour continuer à côtoyer Lolita. Mais l’instant d’après, la caméra glisse sur le mur à côté du lit de Lolita, se fixant sur une publicité représentant Quilty : on sait alors qu’en définitive, c’est lui, Humbert, qui sera floué.

 

Quilty, l’alter ego d’Humbert, fait son apparition au cours de la 2e partie du film, après la mort accidentelle de Charlotte. Après avoir découvert le journal intime d’Humbert, celle-ci était sortie de la maison en état de choc et avait été fauchée par une voiture. Tel l’incarnation du remord, Quilty devient un cauchemar omniprésent : on le voit en policier, faisant des allusions obscènes dans l’hôtel où Humbert partage une chambre double avec Lolita, dans le rôle du médecin scolaire Dr Zempf (affublé d’un gros accent allemand et préfigurant le Dr. Folamour), qui menace de s’immiscer dans la vie quotidienne d’Humbert, puis il apparaît en tant que policier au téléphone, qui menace d’enquêter sur la vie sexuelle d’Humbert.

 

Les interventions absurdes de Peter Sellers sont des grands moments d’humour noir. En dépit des libertés prises par le cinéaste, on observe ici une étrange convergence avec le roman de Nabokov : lors de sa dernière rencontre avec Humbert, la Lolita de l’écrivain  en arrive à la conclusion que sa vie n’est qu’une succession de gags, et que si quelqu’un en faisait un livre, personne n’y croirait. [5]

 

Références

1 Vladimir Nabokov : Lolita. Reinbek 1995, p. 403.

2 Op. cit., p. 455.

3 O. cit., p. 454.

4 Op. cit., p. 59.

5 Op. cit., p. 445