Par CHRIS CHANG

Article paru dans Film Comment, mars-avril 1994. Traduit de l'anglais par Eithne O'Neill et tiré de la revue Positif n° 439 (septembre 1997).

La curiosité du public a triomphé de la mainmise du maître sur son oeuvre. Le premier long métrage de Stanley Kubrick, Fear and Desire (1954), revient à l'écran. Décrit par son créateur comme "incompétent et prétentieux ", le film n'a pas été montré en salle depuis sa sortie, il y a quarante ans. Pendant ces vingt dernières années, seules des copies existent pour projection privée. La légende veut que Kubrick ait maintes fois tenté de détruire le négatif, mais il avait cédé ses droits au film. Nous devrions nous estimer heureux. Laissons de côté les commérages. Les affinités entre prototypes et originaux sont indéniables ; les originaux sont l'incarnation même de l'originalité. Fear and Desire est en quelque sorte un chaînon manquant, le membre amputé qu'on vient de restaurer, la cause d'une démangeaison que, patiemment, nous attendions de gratter.

Fear and Desire est un film de guerre dont l'appartenance au genre est rehaussée par l'absence de renseignements sur le temps et l'espace. Nous sommes au royaume de Chaqueguerre, peuplé de tout un chacun. Autrement dit nos pairs. Comme dans un jeu de Lego, les spécificités peuvent varier. Universels, nos désirs et nos peurs sont cependant immuables. Un quatuor de soldats, piégés derrière les lignes "ennemies ", projette de rentrer chez eux. Une rivière, un radeau, l'aérodrome et un général de l'armée aérienne sont les autres éléments. Le menu est composé de différences de perception - tous pour un, et voix off(s) pour tous. Pourtant, jusque dans la communion intime des monologues intérieurs, la représentation ne dépasse jamais le Cliché existentialiste. Les êtres ne sont pas là en chair et en os. Au début, le spectateur est déconcerté. La maladresse devient comique. (À un moment donné, on dirait les Three Stooges en train d'interpréter Under Milkwood.) Mais, après coup, cette approche semble adaptée au but du cinéaste. Tout étoffement aurait peut-être nui au principe qui structure le film. Car Fear and Desire, au lieu d'être une illustration concrète du genre auquel il appartient, en est bien davantage une démonstration formaliste.

 

Voici le lieutenant (Kenneth Harp), qui se dit, avec la condescendance caractéristique d'un film destiné à des élèves du primaire: "Aucun homme n'est une î1e ? Il y a longtemps, avant la période glacière, c'était peut-être vrai. Les glaciers ont fondu. Maintenant, nous sommes tous des îles, des parties d'un univers fait d'îles seulement. " Plus de trois décennies plus tard, une de ces métaphores devait réapparaître, cette fois-ci sous la forme concrète de " l'île ", Parris Island, le camp d'entraînement de Full Metal Jacket. Dans Fear and Desire, des formes embryonnaires de toute l'oeuvre future de Kubrick ne cessent de nous intriguer. Mack, le sergent (Frank Silvera), rêve de faire quelque chose " qu'il puisse rapporter à la maison, quelque chose de grand, une validation qu'il porterait autour du cou, lorsqu'il reviendra au monde des lave-vaisselle et des radios à réparer. Sidney (Paul Mazursky), le traumatisé élu, nous livre, en association... libre, ses perceptions de la folie guerrière : "Je suis le Magicien ! Me voila maintenant poisson ! [...]Mack ! Ne ferme pas les yeux ! Les arbre ! Ils sont nus ! " Il se peut que ceci soit la réponse " logique ", la méthode qui confère à Sidney au moins le statut de personnage principal. Enfin il y a Fletcher (Steve Coit), homme neutre et amorphe, ayant tout au plus trois répliques. Lorsqu'on lui pose la question: "Qu'est-ce que tu en penses, Fletch ? ", il résume sa condition ainsi: "Moi, je ne voudrais pas faire l'important, mais... la moitié du temps, le mal arrive justement à cause de ceux qui voudraient faire l'important ; et le bien arrive, à moitié, pour la même raison." A savoir : parce qu'on pense.

Fear and Desire fut financé par Kubrick (40 000 dollars). L'équipe était minime, le nombre d'acteurs, insuffisant - ou bien le dédoublement des rôles était-il prévu depuis toujours? Malheureusement, cette situation n'a pas donné de miniature parfaite signée Kubrick. Néanmoins, pour ce qui est de la structure du film, ces contraintes ont eu deux effets bénéfiques:

1. Tourné sans enregistrement synchrone, Fear and Desire a acquis sa bande sonore après les faits. Ce décalage est tout de suite apparent, et, la plupart du temps, gênant. Comparable à l'emploi de clichés, le son postsynchronique souligne les marques du genre qui rendent le film si fascinant. En suppléant ce qui ne saurait être dit, la voix off peut établir une distance ente les personnages. Dans Fear and Desire, cette distance ne peut pas être réduite, car il n'y a pas de distinction sonore entre la voix off des monologues intérieurs et les paroles prononcées. Ainsi la distance exigée par la guerre est-elle mise en relief à l'instar de l'aliénation momie propre à tous les personnages de Kubrick Le phénomène sonore ouvre la voie à un mécanisme visuel parallèle. On voit avec, et dans les yeux simultanément. Technique que Full Metal Jacket surnomme " le Regard aux mille mètres ". C'est un changement de vitesse métaphorique, un passage du mode audio au mode optique. Nous sommes en présence d'une manoeuvre cruciale dont je reparlerai.

2. Kenneth Harp joue à la fois le lieutenant et le général ennemi. En un sens, grâce au schéma narratif du film, ce " jumelage " tend vers un point culminant où les fers se croisent. Ici se dessine déjà en filigrane la maîtrise de Kubrick. Qu'on pense au Bowman de Keir Dullea, dans 2001, se précipitant vers lui-même, venant alléger le sentiment tant redouté des diners-solitaires-dans-l'espace-futur. Qu'on pense au Jack Torrance de Jack Nicholson piégé dans un labyrinthe qui aboutira dans une image freeze - comme le font toutes les photos -, encadrée et suspendue au mur qu'il n'a jamais quitté. Pensez aux jumeaux " Venez jouer avec nous " de l'Overlook Hotel.

Dans Fear and Desire, il est intéressant de voir un cinéaste qui devra sa renommée à son contrôle méticuleux, à son organisation d'espaces architecturaux, de vestibules, bureaux, tables (Dr Folamour), centres commerciaux, hôtels, prisons, casernes, massifs d'arbustes, tranchées, tourner en plein air et tomber comme par hasard sur la symétrie architectonique de l'image filmique.

 

De même, il faudrait mentionner que l'acteur Steve Coit trouve une compensation pour son rôle incolore (le personnage de Fletcher) grâce à son deuxième rôle comme capitaine ivrogne, ingurgitant d'innombrables vodkas, prêtant l'oreille aux élucubrations incessantes du général. Lors de l'attaque menée contre le général et son capitaine, les attaquants (le lieutenant et Hechter) s'attaquent littéralement à eux-mêmes. Moment d'accalmie curieuse, car il advient sous pression : le général et son capitaine semblent ignorer le brouhaha quand le feu de Mack distrait les sentinelles. Ils sont également inconscients de l'approche du lieutenant et de Flechter Mais alors, comment se rendre compte d'un soi-même qui s'approche de soi? Serait-ce l'explication de leur air mystifié?

 

Tout film met - presque - l'accent sur le regard, sur les yeux. D'une façon ou d'une autre. Mais ce film de Kubrick est un mantra du regard.

 

Un des éléments enfouis dans l'archéologie du film, élément qui émerge parfaitement formé, s'avère être la manière dont Kubrick aborde la thématique des yeux. Nombreux sont les récits de Kubrick où les personnages sort amenés à des moments d'introspection qui placent la signification du regard dans un contexte d'absence. Full Metal Jacket en fournit une définition pratique : "Jack ne l'a pas, le Regard aux mille mètres. Un Marine l'attrape après avoir été dans la merde trop longtemps. C'est comme si maintenant on voyait vraiment au-delà." Sidney l'a. Il l'a attrapé au cours d'une séquence de montage. Pour une scène d'embuscade où deux soldats ennemis mangent du pot-au-feu dans une maison abandonnée, on passe à une série de montages rapides entre des visages de tueurs, des visages tués et les aliments écrasés sous des doigts mourants. La séquence se termine sur l'image de Sidney qui se trouve paralysé dans un vide noir. "Sidney, sers-toi du pot-au feu. Ce n'est pas pour demain le prochain repas. " On passe à sa tête, posée sur la table, victime au regard distant. Il pourrait être mort. Mais il cligne de l'oeil, et puis il a ce regard. Quelle que soit la nature de son affliction, les paupières n'ont plus ce qu'il faut pour l'effacer d'un coup d'essuie-glace.

 

Autre exemple tiré de Full Metal Jacket : " Tu sais parler le parler, mais est-ce que tu as la démarche correcte ?

 

" Non, mais j'ai le Regard." Regardez l'arbre généalogique. Humbert Humbert l'a eu de/pour Lolita. Jack D. Ripper le perçoit dans l'eau. Bowman prend le Regard assez littéralement : d'au-delà de l'Infini. Le Regard de Jack Torrance a quelque chose à faire avec l'angoisse de la page blanche. Le cas d'Alex (Malcolm McDowell) dans Orange mécanique est une variante sur le thème. Chez lui, il s'agit moins d'une paralysie, ou d'une paranoïa provoquée par une vision de l'" Au-delà ", que d'un regard rêveur de satisfaction. Satisfaction à la pensée de la destruction incendiaire de toute moralité éventuelle. Et puis il y le pauvre simple soldat Pyle dans Full Metal Jacket. (Vincent D'Onofrio). Trop terrifié pour voir ce qui l'attend, il vise ailleurs. C'est vers un canon de fusil qu'il dirige son regard dans sa recherche d'un avenir. Hélas pour lui ! C'est bel et bien là-dedans qu'il le trouve.

 

Cet état des choses, du regard, sera l'inspiration d'un des tableaux visuels les plus bizarres que je connaisse dans l'oeuvre de Kubrick. Les soldats traversent une rivière où se trouvent trois belles femmes brunes. Elles traînent derrière elles, dans l'eau, de petits filets. On dirait qu'elles portent des robes d'été. N'oublions pas que nous sommes au pays de " Chaqueguerre". Une d'entre elles, Virginia Leith, est capturée pour être ensuite, inévitablement, attachée à un arbre, avec Sidney qui monte la garde. Elle ne parle pas notre langue. Mais, accompagnée du pressentiment de son sort funeste, visible dans ses yeux de glace (oui, ces yeux), elle forme avec Sidney le couple parfait.

 

Tandis que Sidney essaie de devenir sa nouvelle amie, nous voyageons, tantôt en arrière, tantôt en avant, dans l'histoire du cinéma. Nous revenons au muet car Sidney s'efforce de surmonter la barrière de la langue par le moyen de spasmes gesticulants, aggravés par une musique cauchemardesque. Nous entrons dans un avenir qui est condensé dans un regard, cette fois-ci le regard à la Catherine Deneuve, "je-viens-de-voir-le-lapin-au-frigo".

 

Il y a mieux. Sidney offre à la captive de l'eau prise dans le creux de ses mains. Quand la langue de la femme tâte sa paume en un moment d'érotisme profondément tordu, le peu de contrôle exercé par Sidney sur lui-même s'évanouit. Citons encore une séquence de montage rapide. Tout en étant primitive par rapport à Orange mécanique, la séquence sert de maquette pour le montage hallucinatoire qui traduit comment Alex est propulsé par sa microcassette de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Ce dispositif de montage évoque la fragmentation du sujet par l'alternance de plans tantôt statiques, tantôt dynamiques du personnage. La puissance de la séquence dans Orange mécanique tient au kaléidoscope d'extraits d'autres filins, alors que Sidney/Stanley ne dispose dans Fear and Desire que de matériaux " immédiats ". La violence de l'action alterne avec des plans de Sidney vu de face, à droite puis à gauche, alternance qui se poursuit jusqu'à ce que la femme soit couchée sur le sol, dans un écho univoque de la position de Sid lors du baptême par le pot-au-feu. Clignera-t-elle les yeux ?

 

L'utilisation de musique venant d'ailleurs soulève d'autres considérations. Puisque toute la musique dans Fear and Desire fut composée pour le film, elle ne produit pas l'effet de quintessence que nous trouvons chez Kubrick le maître. A savoir la fusion de l'image et d'une musique déjà entendue ("entends Le Danube bleu, je vois les logos de Pan Am valsant dans l'espace). Bien que la tonalité manifestement lugubre de la partition de Gerald Fried fournisse d'excellents exemples de contrepoint et d'accentuation sonores, il a fallu attendre d'avoir les moyens suffisants pour acheter les chansons que le monde entier verra. Pour ce qui est d'une définition plus précise de genre, je ne suis pas sûr de pouvoir donner la réponse. Laquelle des deux formes s'approche le plus d'une pure définition du genre ? Est-ce la bande sonore spécifique du film ? Ou bien est-ce la bande sonore spécifique de la mémoire culturelle des spectateurs ? Les formes populaires définissent les genres, certes ; mais ceci semble contredire l'absence de spécificité propre à une notion de genre en tant que tel. C'est à vous de voir.

 

On dit que les sens, dans un corps privé d'un seul d'entre eux, s'en trouvent accrus. Les motion pictures ne sont que son et vision, deux sur cinq dans le domaine des possibilités. Rares sont les films, n'importe quel film, qui ne mettent pas l'accent sur le regard, sur les yeux. Mais Fear and Desire est un mantra du regard. Retour à la case départ. Ce film campe maints décors à venir. Une des lois implicites du cinéma consiste à dire qu'il ne faut jamais permettre à un acteur de regarder la caméra en face. Sidney ignore cet interdit. En un sens, tous les films de Kubrick l'ignorent. Tel l'hypnotiseur qui répète : "Regardez-moi dans les yeux ", la technique qui permet à l'acteur de regarder dans la caméra met l'action entre parenthèses. Pour certains, les événements sont ainsi placés à l'extérieur ; pour d'autres, pour la masse de la population, ils sont placés au-dessus d'eux.

 

Nous aimerions comprendre, nous pourrions compatir, si seulement nous arrivions à connaître ces gens (tous les Enfants de Kubrick), mais ils refusent de nous laisser entrer. Sont-ils, peut-être, hypnotisés ?

 

Avec son premier long métrage, Kubrick y allait à pleins tubes pour satisfaire aux exigences de son ambition sans borne. Le film est, par moments, surécrit, surjoués, voire fragile par son côté excessif. Pourtant, des structures cristallines, des motifs thématiques en sortent indemnes. En tant que jeu d'équilibre entre le sauvage (arbitraire) et l'irréfutable (planétaire), Fear and Desire, à l'heure même où nous pouvons le voir, ne cessera de résonner tout au long de cette carrière.

 

Revenant au point où Kubrick nous a laissés, je vous quitte en présence du sergent instructeur de Full Metal Jacket qui distribue les missions de combat :

 

"Gomer Pyle ! Gomer Pyle ! "

 

"Oui, mon sergent !

 

"Zéro-Trois-Cents ! Infanterie ! Vous avez réussi. "

 

Ça oui, Pyle, ça oui.