Kubrick, les yeux grands fermés

 

Voici dans son texte intégral l'hommage de l'hebdomadaire L'Express du 11 mars 1999, écrit par Jean-Pierre Dufreigne.

 

Perfectionniste, Stanley Kubrick prenait tout son temps pour mûrir un film. Il dispose désormais de l'éternité

 

No trespassing. Cela ne signifie pas «Interdit de trépasser», mais «Défense d'entrer». Ce panneau figure dans un des premiers plans de Citizen Kane. Et partout sur les grilles et les haies de quatre mètres autour de la maison de Stanley Kubrick, un manoir du Hertfordshire, à Saint Albans, à une vingtaine de kilomètres au nord de Londres. On lit aussi «Ne franchissez pas cette porte», «Attention au chien», «Personnes autorisées seulement», «Surveillance électronique». On peut se faire électrocuter ou ameuter le Yard et les pompiers (sans trop exagérer) en touchant simplement la poignée de la porte d'une salle de bains. Stanley Kubrick s'est enfermé là il y a trente ans. Mais aucun écriteau ne protège de rien, et Stanley Kubrick a trépassé. Depuis dimanche en fin d'après-midi, nous avons perdu avec Kubrick quelque chose d'irremplaçable, un motif d'admiration. Ce siècle qui fut un des égouts de l'humanité veut se terminer en nous empêchant d'admirer. Ce n'est pas un portrait de Stanley Kubrick qu'il faudrait faire, mais gueuler sa colère. Rien n'est meilleur qu'admirer; admirer, c'est patienter, s'émouvoir, comprendre, ressentir, espérer. S'anoblir. Le siècle nous laisse Bergman, reclus dans son île de Farö, mais vient de nous ôter Kubrick, enfermé en son manoir. Savoir que ces gens-là existent était réconfortant.

 

Savoir que quelque part en un lieu écarté un homme d'honneur, un homme d'art jouit de sa liberté. La liberté de Kubrick vengeait Welles, l'abonné des hôtels, le vagabond énorme, le génie mutilé par les grands ciseaux des majors et par l'argent. La liberté de Kubrick, c'était le temps. Six films en trente-quatre ans, trois en vingt-trois ans, deux en dix-huit ans. Moyenne: un film tous les neuf ans. Le dernier sorti date de onze ans, Full Metal Jacket. Le temps lui permit d'aborder tous les genres, SF, guerre, péplum, épouvante, histoire, dérision, film noir. Manquait le western, et il terminait, dit-on, le sexe, avec Eyes Wide Shut (traduction littérale, Les Yeux grands fermés). Il avait reconstruit New York dans Pinewood, viré ou plutôt exténué Harvey Keitel et Jennifer Jason Leigh, remplacés par Tom Cruise et Nicole Kidman, en psy, échangistes, érotomanes. Du on-dit. Dérapages de l'amour par temps de chien, d'après La Nouvelle rêvée, d'Arthur Schnitzler, ce romancier autrichien, ce Freud de la fiction. On attend de voir. Un producteur de la Warner, Terry Semel, a pris l'avion lundi matin pour contempler l'affaire. Déjà il avait dû le prendre pour lire le scénario. Car rien ne sort du fortin Kubrick. Lui-même n'en sort pas, ou si peu. Il communique par fax, téléphone, Internet, satellite. Et quand il sort, c'est en clochard, grosse parka avec ou sans fourrure au col, selon la saison, pantalon informe, barbe en broussaille, grisonnée ces derniers temps (il avait quand même 70 ans), yeux toujours aussi proéminents, le regard d'Alex dans Orange mécanique. Moins les faux cils. Ce regard qui voit le bien et le mal et veut la perfection. Vouloir la perfection, c'est être soit mégalo soit parano, selon les dernières lois en vigueur. Ce n'est surtout qu'être artiste. Essayer de percer l'apparence et de transmettre ce qu'on a cru trouver. Etre perfectionniste, c'est aller au-delà du doute.

 

Nous admirions Kubrick parce que l'on doutait de ce que l'on voyait. Devant Barry Lyndon, on se savait au-delà du cinéma et du siècle des Lumières. Devant Shining, au-delà de la terreur; devant Les Sentiers de la gloire, ailleurs que dans la mutinerie et l'héroïsme vain mais accepté, cette gifle à la connerie. D'ailleurs, en toute fin, il faisait chanter devant les poilus une jeune Allemande. La grâce parmi des trognes de boue. Cette jeune Allemande était sa femme, Christiane, qui lui donnera trois filles, Catherine, Anya, Viviane. Les Sentiers de la gloire étaient donc autre chose qu'un film de guerre. Un élan. Kubrick offrait son amour au spectateur et aux survivants. 2001 fut plus qu'une Odyssée de l'espace: un secret révélé dans un mystère tout noir et de la géométrie. Lolita était intournable. Pourtant même l'irascible et pointilleux et génial Nabokov applaudit. Full Metal Jacket n'avait rien à voir avec le Vietnam (reconstitué dans l'île aux Chiens, sur la Tamise) mais montrait des jeunes gens brimés, engueulés, décervelés, entraînés, comme on dit, pour au final réussir à tuer une femme. Jolie.

 

Il nous voyait ainsi, fous et malades, nourris à la petite cuillère (scène du ministre tory aidant Alex à manger sa purée dans Orange mécanique), gavés de niaiseries sur nos lits d'hôpital. Pour peindre l'homme, Kubrick choisissait les mécaniques, les ordinateurs à lobotomiser, les machineries, les grues, et toujours la géométrie d'un hôtel pour fantômes, d'un labyrinthe (Shining), d'une armée en ordre de bataille ou d'une beauté dans sa baignoire (Barry Lyndon). Un goût mathématique venu des échecs, appris dans le Bronx à 12 ans, avec son père. Sur un vieux jeu, rescapé des exils familiaux. Quand on joue aux échecs, on n'a pas besoin d'autres jouets. On y apprend qu'un pion renverse le roi et qu'un fou franchit toutes les diagonales. Stanley adolescent aime le jazz et la physique. Hésite entre les deux voies et obtient une vieille boîte noire pour ses 13 ans, un appareil photo Grafex. Quatre ans plus tard, il rapportera les 25 premiers dollars à Stanley, une photo de rue, d'un kiosque à journaux où les gros titres annoncent la mort de Roosevelt. Il ne les gagne pas n'importe où, mais à Look, le journal de l'image. Il continuera.

 

Deux passe-temps, échecs et photo, qui coupent du monde (un champ clos de 64 cases d'un côté et le tirage en chambre noire de l'autre), et toujours cette passion pour la physique qui en dévoile les mystères. Dans les parcs, il «pousse le bois» avec de futurs Nobel, maîtres en électrons et théorie des quanta. Coup de pouce, de chance, la RKO le reçoit, puis James B. Harris, et naît Le Baiser du tueur, film noir qui n'a pas une bobine de débutant (la séquence hallucinée parmi les mannequins d'un magasin a été pillée dans maints films et téléfilms). Coup de génie du hasard encore, cette fâcherie entre Kirk Douglas et Anthony Mann. Kirk vire Tony de Spartacus et prend Stanley. Kubrick est jeune et poupin, 32 ans. Un Welles élégant. Après il n'y a plus qu'à suivre le mouvement. C'est-à-dire, pour Kubrick, le ralentir. Lire énormément, écouter toute la musique. Être maître de tout. Sur le plateau de Shining, Scatman Crothers (qui tient le rôle du cuisinier black) entonne sur un air de scat, cet ancêtre jazzy du rap: «Il y a un gars, il habite Londres/Il fait du cinéma, est connu de tout le monde/Ça oui, il a vraiment un grand renom/Stanley Kubrick est son nom/C'est un gars qui prévoit tout de très loin/Pour vous faire croire qu'il a ressuscité les défunts/Il fait lui-même son montage/C'est un génie pour les trucages/C'est lui qui fait tout, qui fait tout/Je vous le dis, Stanley, c'est lui qui fait tout.» Alors, dans ce cas, Stanley Kubrick ne sait pas qu'il est mort. Nous ne lui dirons pas.