Tiré de la revue Positif n° 463 - septembre 1999 -
Ce que voulait Stanley *
MICHAEL HENRY Quand avez-vous été associé avec Eyes Wide Shut ?
SYDNEY POLLACK: J'ai entendu parler du projet pour la première fois en 1990. J'ai entretenu avec Stanley Kubrick une relation téléphonique pendant trente ans. Elle avait commencé quand je tournais Jeremiah Johnson. Je me faisais du souci car une partie du dialogue du film devait être en vieil anglais et la traduction demandait un soin particulier. John Calley, qui à l'époque dirigeait la Warner Bros. et qui était l'ami le plus proche de Stanley, m'a dit : " Parlez en à Stanley. " J'ai répondu : " Mais je ne le connais pas." Il m'a donc mis en relation téléphonique avec lui. Stanley m'a aidé à trouver les personnes qu'il fallait pour traduire le film et le doubler. Au fil des années nous avons eu de nombreuses et longues conversations téléphoniques. Puis, vers 1990, Stanley m'a appelé à propos d'un film sur lequel il commençait à travailler et pour lequel il recherchait des scénaristes. Il m'a demandé les noms les plus en vue. Je lui en ai donné cinq dont Steve Kloves et Steven Zaillian, mais il a fini par utiliser Frederie Raphael, un Américain vivant en Angleterre. En 1993, quand j'ai commencé La Firme, Kubrick m'a appelé régulièrement : il voulait savoir comment c'était de travailler avec Tom Cruise. J'ai beaucoup insisté en sa faveur: " Ce n'est pas la typique star hollywoodienne égocentrique, mais un étudiant merveilleusement curieux et je crois qu'il a beaucoup de talent. " Après, j'allais vers Tom et je lui parlais de Kubrick. Mais Stanley était réticent à l'idée d'un premier contact par l'intermédiaire du téléphone. Il voulait d'abord joindre Tom par fax. Je lui ai donc donné son numéro de fax. Je me sentais très impliqué, même Si c'était de loin, d'abord à cause des scénaristes puis parce que Tom a fini par être engagé avec Nicole [Kidman]. Nous sommes restés en contact pendant le tournage : Tom a pris l'habitude de m'appeler et de me racon1er son travail avec Stanley, tandis que Stanley de son côté m'appelait pour me dire à quel point il était agréable de travailler avec Tom et Nicole.
À quel moment Kubrick vous a-t-il demandé de rejoindre les acteurs du film?
Quand je produisais Pile et Face, je suis allé en Angleterre sur le plateau du film. Stanley, Tom, Nicole et moi-même devions dîner ensemble. Le jour même, Stanley m'a appelé : "J'ai une petite crise à résoudre. Est-ce que nous pouvons remettre notre sortie d'un jour ? Mais j' ai besoin de te parler plus tard dans la soirée. Je t'appellerai quand je serai de retour chez moi. " Il m'a bien appelé ce soir-là : il avait un problème de disponibilité avec un acteur [Harvey Keitel]. Il voulait savoir Si je pouvais envisager de reprendre ce rôle. J'ai répondu : " Bien sûr, mais cela va prendre combien de temps ? " C'est là que mes ennuis ont commencé. Il a dit : Deux semaines, promis. " J'ai répondu : " D'accord. On commence quand? " "Le mois prochain. " Plus tard, Stanley m'a rappelé : " Si je t'envoie le scénario tout de suite, est-ce que tu peux le lire ce soir ? " J'avais prévu d'aller à Paris pour le week-end : je le lirai dans le train et le lui renverrai en arrivant à l'hôtel. Le scénario est arrivé le soir-même et je l'ai trouvé incroyablement intrigant. Ce n'est pas l'écriture, mais quelque chose entre les mots qui m'a accroché, dès le départ. Je l'ai appelé de Paris et nous avons discuté du scénario pendant deux heures. J'ai dit: "Je ne suis pas fou du rôle, celui qui explique le film. Mais je vais le faire. Il m'a donné une date qu'il n'a pas arrêté de repousser car il était en retard sur son plan de travail. Finalement, j'ai été convoqué et j'ai fait les essais de costumes très rapidement. La première scène que j 'avais était une nouvelle version de celle avec Harvey Keitel. Il me l'a montrée : Harvey y était très bon. J'ai joué la scène et cela s'est passé très vite. En moi-même j'ai pensé que tout ce que j'avais entendu dire de Kubrick était sans fondement. Tom et Nicole étaient étonnés. Ils ont dit que je leur portais chance parce que je n'avais travaillé que trois heures d'affilée. C'était la scène de la réception, le moment où ils arrivent chez moi, un plan-séquence à la Steadycam. Cela me semblait tout à fait correct trois ou quatre heures pour un plan. Puis je suis revenu pour faire la scène de la salle de bains. Là, j'ai commencé à me douter du temps qu'il allait falloir et du soin avec lequel Stanley travaillait. Il a fallu environ une semaine pour cette scène. Je suis ensuite rentré chez moi six ou nuit semaines. Le plan de travail n'arrêtait pas d'être modifié et je me faisais du souci pour mon propre plan de travail, mais je me tenais libre. Quand je sus revenu, le tournage de ma dernière scène dans la salle de billard a fini par n rendre trois semaines. Ça durait et durait...
À quel point Kubrick suivait-il le scénario?
La plupart du temps, nous réécrivions. C'était sa manière de travailler. Pour être tout à fait honnête, cela ne me mettait pas très à l'aise. J'avais le sentiment que nous avions besoin d'un vrai scénariste. J'étais disposé à improviser, mais écrire des mots et les dire… Parfois, c'était facile, comme le dialogue dans la salle de bains, mais la scène de la salle de billard présentait un autre défi. J'ai gardé les différentes moutures de mes pages de scénario car personne, je pense, ne pourrait croire le nombre de fois qu'une simple scène était réécrite. Chaque nouvelle mouture était d'une couleur différente, et, quand nous n'avions plus de couleur, nous recommencions depuis le début.
En d'autres termes, les acteurs faisaient des contributions notables au scénario.
Tom, Stanley et moi-même discutions un fragment de scène. puis Stanley disait : " Cela ne sonne pas juste ; essaie ça ! Qu'est-ce que tu dirais ici ? " Nous faisions tous des propositions, puis il appelait la script et lui dictait le fragment, et j'avais mes nouvelles pages. Stanley désirait un type de théâtralité, d'artifice qui m'était difficile. Je me sentais mal à l'aise dans le genre d'attitude qu'il souhaitait. J'essayais de ramener cela à quelque chose de plus vrai, entre Tom et moi. Mais je n'allais tout de même pas discuter ce que Stanley désirait : c'était Stanley Kubrick. Tout prenait un temps fou car Stanley trouvait les mots sur le moment et avait un grand souci de clarté : cette fille dans l'orgie, est-ce que c'était la même fille que nous avions vue plus tôt ? et ainsi de suite. Nous avons passé des heures à essayer de savoir ce que les personnages savaient et ne savaient pas, ce que l'on devait dire et ce qui pouvait se passer de mots. J'ai tout le temps essayé de réduire mon dialogue : " Stanley, cela ressemble à une aria, un grand ralenti majestueux à la fin du film. Je ne sais pas comment jouer ça. " Et Stanley répliquait : " Oh non, tu es parfait ! " C'était un grand manipulateur.
Combien de prises faisiez-vous?
Beaucoup... beaucoup de prises. Et plus nous en faisions, plus il opérait des changements. Nous tournions 15 à 20 prises et il disait: "Je n'aime pas ça", et il indiquait la réplique qui le mettait mal à l'aise. Il y pensait la nuit. J'avais un téléphone portable et souvent il m'appelait pendant que je dînais " Demain, essayons ceci et cela. Réalisateur moi-même, j 'avais l'habitude d'être très tôt sur le plateau, j'étais donc là quand Stanley arrivait. Je traînais dans le bureau avec lui et il me montrait les rushes de la veille. Tandis que nous discutions d'une scène, il commençait à improviser. Il jouait Tom et moi mon rôle. La moitié marchait et l'autre moitié ne marchait pas ; c'était une métamorphose constante. Si vous comparez une scène du film et celle du script original, l'intention est la même, mais la scène est différente.
Pouvez-vous nous dire à quel point, dans la scène de la salle de bains par exemple ?
Les changements concernent mes réactions à Tom, la manière dont Tom réagissait à la fille et mon attitude à l'égard de la fille. À l'origine, j'étais furieux contre elle, mais après j'ai dû rentrer cette fureur. Stanley a également beaucoup travaillé pour suggérer le métier de médecin du personnage de Tom. Qu'est-ce qu'il faisait là? Il ne lui a pas fait de piqûre ni donné un comprimé, il n'a rien fait que répéter " Mandy, Mandy " environ cinq fois Donc le problème était comment gérer la situation pour faire en sorte que quelque chose se passe vraiment.
La peinture de la femme nue sur le mur de la salle de bains suggère l'idée centrale de la duplicité.
Stanley avait un oeil extraordinaire et il a toujours voulu que le tableau de sa femme Christine soit dans cette scène. Il l'avait constamment dans le cadre.
Quels ont été les changements dans la scène de la salle de billard ?
Beaucoup de changements de comportement. J'ai commencé assez réservé, mais il me voulait plus exagéré. Comme vous l'avez remarqué, je passe mon temps à prendre et à reposer mon verre. Ou encore j 'appelle le personnage de Tom par son nom à plusieurs reprises : Bill, écoute, Bill... " C'était très maniéré. Stanley le voulait ainsi, mais il a dû travailler pour obtenir de moi ce résultat ! Il a soudain décidé que je devais avoir des accès de vulgarité, par exemple quand j'appelle Nightingale " petit suceur de bite ". Mon personnage était très étrange ; il était supposé être un minable et avoir en même temps une certaine autorité.
Victor Ziegler est le seul personnage qui ne vient pas de la nouvelle de Schnitzler. Kubrick en a-t-il jamais discuté avec vous ?
Non, il s'est développé à mesure que nous avancions. Je n'avais pas une véritable idée de lui. J'ai travaillé comme le voulait Stanley, pas à pas. Je ne savais même pas comment mon personnage gagnait sa vie. De toute évidence, il vit dans un appartement très cossu et est dans la finance. Mais nous n'en avons jamais discuté en détails. Je n'avais pas besoin de savoir. La seule chose qu'il m'a dite, en plaisantant a moitie, c était " Regarde Colombo. Tu sais comme c'est amusant de voir Peter Falk expliquer toute l'histoire. C'est ce que nous devons faire. " L'idée de la scène du billard, c'est que l'explication pouvait être merveilleusement amusante.
Frederie Raphael dit que le nom de Ziegler vient de Ziggy, son ex-agent en Californie.
Everett Ziegler était aussi mon agent Un bon agent. Je n'ai jamais rencontré Frederic Raphael ni même parlé avec lui. Sur le plateau, c'est nous, et plus particulièrement Stanley, qui avons travaillé le personnage. C'est Stanley qui a écrit la réplique de Ziegler, " Nick est probablement chez lui en ce moment en train de sauter Mrs. Nightingale ". J'ai dû le faire jouer pour moi: " Fais-moi voir ce que tu veux vraiment. Je ne joue pas instinctivement de cette manière. Fais-le et je t'imiterai. " C'est ce que nous avons fait: il s'est mis à marcher de long en large dans la salle de billard et à jouer avec les verres. Cela me semblait très artificiel, mais c'est exactement ce qu'il voulait que je fasse.
Avez-vous jamais discuté du moment, au cours de l'orgie, où un personnage masqué sur la mezzanine échange un regard avec Tom Cruise ? Etait-ce Victor Ziegler ?
Je n'en sais rien, je n'étais pas là. Mais il me semble que, d'une certaine manière, Ziegler est responsable de l'orgie. C'est celui qui est le plus acharné à convaincre Tom de se tenir tranquille : " C'est bel et bien fini, la fille n'en valait pas la peine..." Le personnage de Tom possède une certaine naïveté il est à moitié amoureux de cette femme, il pense qu'elle peut le sauver d'une certaine façon.
Kubrick n'était-il pas nerveux à l'idée de mettre en scène l'orgie ?
Il lui a fallu longtemps pour savoir comment s'y prendre. Il n'arrêtait pas de la retarder dans le plan de travail : on pouvait voir qu'il se démenait avec cette scène. Il a engagé des chorégraphes pour imaginer des danses érotiques et a vraiment travaillé avec eux pour trouver un concept. Il m'a passé les bandes un matin où nous étions ensemble. Il ne voulait pas seulement un tas de gens en train de baiser et s'est donné beaucoup de mal pour trouver une approche.
À un certain moment, dans son livre Eyes Wide Open [Deux Ans avec Stanley Kubrick, Plon], Raphael décrit Ziegler comme un père castrateur. Il pensait qu'il y avait une relation père-fils entre Bill et lui.
Je n'en ai lu que des extraits dans le New Yorker. Ziegler est comme une figure paternelle. Il traite Bill en fils qui aurait fait quelque chose de très mal. Mais il ne veut pas être trop dur avec lui. Ma première impulsion était d'être dur et furieux, mais Stanley me retenait et disait : " Tu dois le convaincre et l'amener a faire ce que tu veux en le cajolant."
Stanley Kubrick vous a-t-il jamais parlé du thème central du film ?
Nous n'avons parlé qu'en termes très généraux. L'obsession sexuelle, par exemple. Il n'a jamais parlé en profondeur des thèmes. Il y avait toujours la juxtaposition de la mort et de l'amour; le corps du père gisant tout près alors que la fille dit : " Je t'aime, je t'aime. " D'une certaine manière, cela était présent avant dans l'oeuvre de Kubrick. Pour moi, Barry Lyndon et Eyes Wide Shut sont ses films les plus doux, les plus romantiques. Les gens sont très divisés sur ce film, mais ceux qui en sont fous sont probablement sensibles à une certaine dichotomie. Quand quelqu'un comme Kubrick fait un film tant soit peu romantique, il y a une tension palpable car ce n'est pas le genre de film qu'il fait d'ordinaire. C'est vrai pour Barry Lyndon qui est mon préféré.
Vous avez parlé cinéma avec Kubrick, sur le plateau.
Nous avons parlé de tant de choses. Il parlait de chaque réalisateur en vie, comme vous pouvez l'imaginer, et spécialement les Américains. Nous avons passé des heures à discuter de Kieslowski. Stanley en était aussi fou que moi. Nous avons même eu de longues discussions sur des publicités Nescafé qui se tournaient à Londres à ce moment-là : comment quelques rares mots peuvent dire une histoire. Il refaisait le montage des pubs et me les envoyais sur cassette. L'un de ses films préférés était La Bonne Année de Claude Lelouch, qui est aussi l'un des miens. Stanley en était si excité qu'il s'est procuré une copie et l'a fait voir à Tom.
Kubrick a montré Le Décalogue à Frederic Raphael. Est-ce qu'il en a fait de même avec les acteurs ?
Non. Mais il en parlait beaucoup. Nous faisions des commentaires sur l'écriture impeccable du Décalogue, comment Kieslowski avait pris des idées religieuses abstraites, les avait concrétisées et avait ensuite choisi un avocat pour écrire le scénario : un avocat que Kieslowski avait rencontré alors qu'il tournait un documentaire sur les purges communistes en Pologne. Stanley fit la remarque que les avocats étaient certainement de bons scénaristes, car, pour remporter un procès, ils doivent articuler et illustrer leur argument. Ce serait un excellent exercice d'écriture de scénario.
Vous a-t-il jamais envoyé des livres en relation avec Schnitzler ou Vienne ?
Non, mais il était vraiment fanatique de Hemingway. Bien que Hemingway ait toujours juré qu'il n'écrirait jamais sur l'art d'écrire, quelqu'un s'est mis en tête de réunir en un livre tout ce qu'il avait dit sur le sujet, "Hemingway on Writing". Stanley m'a donné ce livre et nous avons passé des heures à en discuter. Il m'a donné tant de choses, tant de livres formidables. Il écrivait aussi des tonnes de fax et j'adorais lui répondre. Stanley était d'une curiosité insatiable, il s'intéressait à tout. Il savait que je pilotais mon avion. Et bien que l'idée de voler le pétrifiât, cela le fascinait et nous avons échangé fax sur fax sur le sujet.
Vous avez aimé passer tant de temps sur le plateau d'un autre réalisateur ?
Je préparais le déjeuner pour Stanley quotidiennement. Il était très impressionné par ma cuisine. La nourriture du traiteur était si mauvaise, il avait probablement déniché le traiteur le meilleur marché du coin. Stanley était un réalisateur très chiche : je me suis toujours demandé comment il pouvait tourner pendant un an et demi pour le même prix que cinq ou six mois. Il n'y avait jamais plus de six ou sept personnes sur le plateau. Bien entendu, l'équipe se mettait souvent en grève et Stanley devait composer avec eux. Mais c'était un très grand homme d'affaires. Bref ni Tom ni moi ne pouvions avaler la nourriture du traiteur Tom envoyait son chauffeur chez Harrod's chaque jour pour acheter un poisson ou un poulet et je le préparais ; au point que, pendant le tournage de la scène du billard, Stanley demandait : " Il faut combien de temps avant que le poulet soit cuit ? Est-ce que nous faisons une pause ? " Je regardais ma montre et disais " Encore une prise et ce sera prêt. " Et nous mangions dans la roulotte de Tom ! Stanley était très taquin, toujours en train de regarder par-dessus ses lunettes, avec un éclair diabolique dans le regard. Il me disait : " Tu devrais faire un spectacle sur la cuisine car, quand tu en parles, tu deviens une autre personne, si animé. " Je me suis beaucoup amusé.
À quel point contrôlait-il la photo, et notamment l'éclairage ?
Il contrôlait tout. Il était si précis sur le cadrage et la lumière. Il éclairait tout avec des lumières douces et poussait le film au développement. Il avait un oeil extraordinaire pour la lumière. Il y avait très peu de lumières d'appoint. Dans la salle de billard, 56 globes chinois étaient au plafond. C'était tout, si ce n'est la vraie lumière suspendue au-dessus du billard et les vraies lumières des tables. Parfois, sur un plan rapproché, il mettait une lanterne chinoise au bout d'une perche et la promenait autour du visage de Tom. Un jour, il est revenu du déjeuner et a dit: " Larry, quelqu'un a changé l'éclairage. " Le chef opérateur a répondu : " Non, Stanley. " Il a insisté : "Oui, ils l'ont fait ; par ici c'est un peu plus sombre. " Il est allé vers les électriciens : " Vérifiez vos variateurs d'intensité, est-ce qu'ils sont bien placés ? " Tout le monde a répondu oui. Stanley a dit : " Sortez le posemètre. Par ici, c'est plus sombre." C'était vrai. C'était imperceptible, mais Stanley pouvait le voir! Il rendait les chefs opérateurs fous. Il les pétrifiait. Mais il adorait Liz Ziegler, la femme qui manoeuvrait la Steadycam. Elle était étonnante : parfois, elle devait recomposer le plan si je ne respectais pas scrupuleusement mon repère. Elle s'arrêtait et recomposait tout à vue. Stanley était en général d'accord avec sa recomposition. Il avait confiance en son oeil, mais c'était néanmoins très dur pour elle, après la sixième prise.
Vous répétiez combien de temps ?
Beaucoup. Parfois il filmait les répétitions avec une caméra vidéo. Il nous faisait asseoir et nous montrait ce que nous avions fait. Il mettait sur pause et disait : " Regarde, là ; quand tu te tournes... ne le fais pas " ; puis il continuait: "Garde ça. " Une fois, au début, quand je devais dire que Tom, entant que médecin, avait mis en place mon tennis shoulder, j'ai fait un bruit d'explosion avec mes lèvres. Stanley a dit: " C' est formidable, garde-le. " Mais je n'ai jamais pu le refaire.
Est-ce que tous les plans étaient prédessinés ?
Non. Il prenait le plus vieux des viseurs que j'aie jamais vus, celui que l'on avait sur une caméra Mitchell BMC avant le reflex. Il préparait chaque plan avec ce viseur, nous faisait bouger dans le plan, quelqu'un le suivait et menait un repère là où il était. Puis, il regardait dans la caméra et ensuite l'enregistrement vidéo. Il avait trouvé le moyen de scotcher une petite caméra vidéo au moniteur, afin de voir les images en couleurs et pas seulement en noir et blanc; un gars ne faisait que cela: commander cette petite caméra vidéo amateur. Cela permettait à Stanley de toujours surveiller les températures et les combinaisons des couleurs.
Comment s'y prenait-il pour le travail de seconde équipe effectué à New York ?
Il avait envoyé à New York un excellent assistant décorateur, une femme. Liz Ziegler fit une partie du tournage. Ils avaient beaucoup d'instructions précises. Tout était d'abord conçu, essayé et tourné en Angleterre, puis il corrigeait, leur disait quoi faire, et c'est seulement ensuite qu'ils étaient envoyés à New York. Il avait déjà réalisé des maquettes incroyablement détaillées de rues entières de New York, avec des réverbères de la taille d'une épingle. Il les éclairait puis prenait des photos selon tous les angles possibles, les développait et les étudiait.
Est-ce qu'il perdait son sang-froid ?
Oui, mais pas très souvent. J'ai perdu mon sang-froid une fois et Tom aussi. Il a même quitté le plateau et j'ai failli le faire, mais ce n'était jamais très sérieux : simplement de l'exaspération. Stanley pouvait être très impatient avec les techniciens. S'il pensait que quelqu'un avait bougé un micro, même à peine, il disait à l'ingénieur du son : "Tu ne changes pas le son ? " "Non, Stanley. " "Le son va être le même qu'a la dernière prise?" "Oui, Stanley. " "Alors pourquoi l'as-tu bougé ? " " Parce que cela faisait une ombre. " "Je vais changer l'éclairage. Toi, ne change rien. Je ne veux pas que le son soit différent quand il tourne la tête." Pour tout il était méticuleux. Et il trichait incroyablement. Il enlevait une lampe ou un téléphone, même dans la scène de la salle de bains. C'était incroyable. La script et moi, nous nous regardions et je le grondais. il répondait que personne ne s'en rendrait compte. Il enlevait des chaises du décor en disant : C'est laid dans la composition. " Un point, c'est tout.
La couleur rouge joue un rôle subliminal mais crucial dans tout le film. La couleur a-t-elle été discutée en votre présence ?
Il n'en parlait pas, mais il était de toute évidence obsédé par le rouge. C'était marié à un peintre et avait l'oeil d'un peintre. Il était d'ailleurs un grand photographe. Le dernier jour de tournage, il m'a donné une magnifique caméra Nikon avec une série d'accessoires très chers et une boîte de pellicule 1000 Asa. Il m'a aussi écrit une longue lettre, très personnelle : "N'utilise jamais le flash ; ceci est la seule pellicule dont tu auras besoin, quelle que soit la circonstance. Quoi qu'il arrive, n'utilise pas le flash. Tu peux pousser jusqu'à deux diaph. " il aimait le grain que donnait le 1000 Asa professionnel. Je faisais beaucoup de photo jadis. Quand Stanley m'a donné l'appareil, j 'ai recommencé en utilisant ce film super-rapide. C'est la première fois de ma vie que j'ai vu un film dont la lumière était plus brillante que ce que je voyais de mes yeux. Quand je regardais les rushes, les images étaient plus brillantes que dans la vie. C'est généralement l'inverse. Mais Stanley aimait cette qualité de brillance, ces lumières brûlantes.
Après avoir joué dans son film, avez-vous revu Kubrick ?
Non. Nous nous sommes seulement parlé au téléphone. Pendant que je mettais en scène Random Hearts, nous avons beaucoup parlé. Il était très intéressé car le film traite de la trahison, ce qui le fascinait. il parlait aussi beaucoup du montage d'Eyes Wide Shut, ce qui fonctionnait, et le bien qu'il pensait de Tom et Nicole. Il me complimentait souvent et nous parlions longuement de sujets possibles pour un film. Je l'avais beaucoup intéressé à un vieux roman de Boileau-Narcejac que j'avais découvert dans les années soixante, "Morceaux choisis". C'est un prisonnier qui est exécuté. Sa petite amie, avec l'aide d'un chirurgien, s'arrange pour lui retirer membre après membre et les fait greffer sur des personnes différentes. Par exemple, sa main échoit à une nonne. Ensuite, la petite amie tue une à une ces personnes et reconstitue ainsi son amant. Stanley m'a demandé de lui envoyer le livre sur-le-champ. Il se plaignait de la difficulté qu'il y avait à trouver un bon matériau. Il essayait de me convaincre d'utiliser de mauvais romans car ils ont les meilleures intrigues. Il pensait que les bons écrivains n'étaient pas assez concernés par la narration. C'est vrai. Je me suis débattu dans cette situation toute ma vie. J'aime travailler avec de très bons écrivains, mais c'est difficile de trouver de bonnes histoires. Un de mes plus gros succès, Les Trois Jours du Condor, provenait d'un roman médiocre mais qui avait un point de départ magnifique. Nous discutions souvent de mon désir de faire un film sur Hollywood, quelque chose de dur, drôle, noir mais vrai, que Mankiewicz pourrait écrire s'il était encore en vie. Stanley me disait : "Lis Jackie Collins, lis ces romans de gare et tu peux en faire quelque chose de bien. C'est tellement plus difficile de travailler à partir de la vraie littérature. "
Il y a des rumeurs selon lesquelles vous auriez aidé à mettre en place la version finale d'Eyes Wide Shut.
Je ne voudrais pas y toucher, pas même avec une gaule de plusieurs mètres. Tom et moi avons beaucoup palabré avec la production et ils ont palabré avec nous. Mais tout cela était aux mains du frère de Christiane, Jan Harlan, en qui Stanley avait confiance.
Est-ce que Stanley approuvait les altérations digitales dans la scène de l'orgie afin d'éviter l'infamant label NC 17 aux Etats-Unis ? (NC 17 : interdiction totale aux moins de 17 ans)
Jan Harlan dit que oui. Si Jan n'était qu'un producteur sans relation avec la famille, je ne le croirais pas. Mais Jan ne mentirait pas à propos de cela. Je sais que ce label causait beaucoup de souci à Stanley et je sais aussi qu'il ne voulait pas altérer le film. John Calley était tout le temps au téléphone avec lui : "Stanley, donne-leur une version avec le label R (interdiction aux moins de 17 ans, sauf s'ils sont accompagnés d'un adulte) et ressort la version NC 17 comme la "director's cut". A ce moment-la on pourra refaire une sortie du film. " Stanley voulait que le film soit un succès. Il savait qu'avec le label NC17 certaines salles ne le prendraient pas et certains journaux n'en parleraient pas. On ne peut pas faire de publicité à la télévision non plus. Je ne sais pas, mais si Jan Harlan dit que Stanley aurait approuvé, il faut le croire.
Quelle a été votre réaction au film fini ?
Je l'ai vu à la première, mais c'était trop difficile de le regarder. Je vais me le passer chez moi la semaine prochaine et l'étudier avec soin. Honnêtement, c'était difficile de me voir car je ne joue pas souvent. Je n'ai pas l'habitude, comme les acteurs professionnels ; je ne m'aime pas beaucoup. J'ai senti une certaine fausseté, une exagération, bien que je sois conscient que c'est ce que voulait Stanley et je lui faisais confiance. Il a gardé l'interprétation avec ces gestes théâtraux, ces pauses. Il ne l'a pas coupée. J'ai eu du mal à voir cela car je ne pensais pas que mon personnage était crédible. Peut-être n'était-il pas supposé l'être.
Il y a plusieurs niveaux de réalité dans le film.
Cela va de la franche comédie, comme la scène avec les Japonais et la jeune fille, à certains instants avec Nicole qui sont vrais à 100 %, et à la théâtralité de mon personnage, qui ressemble à un "deux ex machina".
Le personnage n 'est-il pas un metteur en scène, un manipulateur qui tire les ficelles ?
Je pense que d'une certaine manière c'est le marionnettiste. J'ai parlé à Stanley après la première projection et il était très heureux, très content du film. C'était un mardi. Il est mort dans la nuit du dimanche.
* Propos recueillis à Los Angeles le 23 juillet 1999, et traduits de l'américain par Christian Viviani.
Un monde autour de Stanley Kubrick
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