Un film visionnaire : « Orange mécanique », de Stanley Kubrick La critique du film de Stanley Kubrick est parue dans « Le Monde » le 22 avril 1972. Par Jean de Baroncelli


Quel film ! Un volcan en éruption. Une sorte de séisme cinématographique. Rien à faire pour résister. On est emporté, balayé, physiquement " choqué " par cette lave d'images, par ce déferlement, ce bouillonnement de scènes hallucinantes, de visions prophétiques, d'injures, de sarcasmes, d'imprécations ubuesques, par cette folie et ce génie mêlés. Pourquoi, d'ailleurs, résister ? Depuis longtemps déjà, nous connaissons Stanley Kubrick (Les Sentiers de la gloire, Spartacus, Lolita). Avec Docteur Folamour et 2001, l’odyssée de l'espace, il est apparu comme le plus impétueux, le plus puissant des réalisateurs américains contemporains. Un Jarry saisi de transes hugoliennes. Orange mécanique est la suite naturelle, le complément logique, de ces deux derniers films. A ce jour, le sommet de l'œuvre de Kubrick.

Et, pour commencer, un bain de violence. La violence est au cœur de ce film. Elle en est la matière première. La violence, pain quotidien de notre monde moderne. Incrustée au plus profond de l'homme. Cette violence, Kubrick entreprend d'abord de nous y plonger totalement, de nous la faire ressentir à l'état pur. Les quarante premières minutes d'Orange mécanique sont terrifiantes. Comparés à cette « ouverture », les westerns de Peckinpah deviennent de la guimauve et Les Diables de Ken Russell un ouvrage de dames...

Le lieu, l'époque ? Londres, dans quelques années. Les personnages ? Quatre garçons, quatre voyous, quatre « équipiers » du mal, qui parlent entre eux un étrange sabir à consonance slave, et que nous voyons partir en virée, le visage couvert de masques de carnaval. Pour ces quatre malchicks, comme ils se nomment, pas de joyeuses soirées sans agressions, sans rixes, sans viols, sans carnages. La souffrance des autres est leur joie, le vandalisme leur plaisir, et Stanley Kubrick ne nous cache rien de leurs monstrueuses activités. Ils se reconnaissent pour chef Alex (le narrateur de l'histoire), parce qu'il est le plus cruel de la bande. Alex vit chez ses parents, de bons bourgeois frileux. Quand Alex rentre d'une de ses soirées barbares, il écoute du Beethoven. Alex est fou de Beethoven.

Stanley Kubrick nous assaille avec une sauvagerie digne de ses personnages. Cependant le film échappe à un insupportable réalisme par la frénésie même d'une mise en scène qui trouve dans le baroque sa soupape de sûreté. Dans Orange mécanique (qu'il s'agisse des préliminaires de l'histoire ou de la suite), chaque élément du récit est porté à sa plus haute puissance d'expression. Les décors : gigantesques, étouffants (la ville, les H.L.M.) ou saugrenus (le « milk-bar », peuplé de statues de femmes nues, jambes écartées, seins provocants, d'où jaillit, quand on presse un bouton, le lait des consommateurs), ou simplement hideux (l'appartement des parents d'Alex). Les images : déformées par l'objectif, chaque fois (et c'est fréquent) que les sentiments atteignent un paroxysme, haine, cynisme, veulerie, terreur, etc. Les sons : à vous casser les oreilles par leur stridence : Kubrick fait hurler ses acteurs, monte de quelques décibels les bruits d'ambiance et pousse au maximum la sono des enregistrements musicaux. (A ce propos, importance de la musique - Beethoven, Rossini, Elgar, Purcell et même Rimsky-Korsakov - constamment utilisée, comme elle l'était déjà dans Folamour et l'Odyssée, en contrepoint ironique.) L'humour : virulent, corrosif. L'érotisme : obsédant, grotesque. Le jeu des comédiens : toujours à la limite de la parodie (dans le rôle d'Alex, Malcolm McDowell est remarquable).

C'est cela le style de Kubrick, c'est cela son délire, c'est cela son génie. Tout est excessif dans Orange mécanique, mais tout est concerté. Baroquisme, expressionnisme ? Peu importe. Chaque plan du film atteint son but.

Cependant, après son tumultueux départ, le récit vire de bord. Au cours d'une expédition, Alex a tué une femme, et les millicents (entendez : les policiers), pour une fois alertés, se sont emparés de lui. Le voilà en prison. Détente pour tout le monde. Alex joue les prisonniers modèles, se met dans les bonnes grâces de l'aumônier, résiste aux œillades des homosexuels et s'efforce d'amadouer le gardien-chef, major Thompson poupon, vicelard et « réglo ». Kubrick, de son côté, s'en donne à cœur joie. Satire du formalisme britannique, de la sottise administrative, de l'hypocrisie inhérente à nos méthodes de répression.

Puis c'est le coup de théâtre. Alex est choisi pour servir de cobaye à une expérience prônée par le ministre de la justice et destinée (selon lui) à révolutionner les mœurs et le code pénal. Désormais il ne sera plus nécessaire de punir les criminels. On les guérira du mal par une thérapeutique associant le lavage de cerveau et les découvertes pavloviennes. Chez le patient soumis à ce traitement - et Alex y est soumis, ce qui nous vaut des séquences où l'horreur et la cocasserie se mêlent allègrement, - la vue du sang, les prémices de l'acte sexuel, la seule idée de violence, provoquent d'épouvantables nausées. Alex devient doux comme un agneau, chaste comme un eunuque, résigné comme une nonne. On le rend à la vie civile.

Mais est-il encore un homme ? Ce robot aseptisé, qui suit docilement toutes les consignes de la morale, de la bienséance et de l'ordre public ! mérite-t-il encore ce nom ? Kubrick pose la question (très chrétienne) du libre arbitre et celle, beaucoup moins métaphysique, du conditionnement futur de l'individu - du citoyen - par des techniques (médicales ou autres) dont l'efficacité sera sans commune mesure avec les moyens dont disposent aujourd'hui les gouvernants. Grave problème, à propos duquel les optimistes et les pessimistes tomberont difficilement d'accord, car s'il est réconfortant de penser que l'on pourra, dans l'avenir, convertir au bien « les agents du mal », encore reste-t-il à définir où est le bien et le mal. Et si, comme dans le film de Kubrick, la politique s'en mêle, on imagine le gâchis provoqué par cet « assainissement » de l'homme.

La soudaine gravité du propos n'empêche pas Kubrick de continuer à caracoler. Alex n'en a d'ailleurs pas fini avec ses aventures. Il retrouve ses parents, fort peu disposés à tuer le veau gras en l'honneur de l'enfant prodigue et miraculé ; il se fait rosser par ses copains, qui maintenant sévissent dans la police ; il trouve un bourreau raffiné en la personne d'une de ses anciennes victimes ; il croit devenir fou ; il tente de se suicider ; il s'éveille en mille morceaux sur un lit d'hôpital...

Alex a supporté ces épreuves avec l'innocence de Candide et l'humilité de saint Sébastien. Mais voilà qu'un jour il lorgne une infirmière sans le moindre haut-le-cœur, et que dans ses yeux passe une lueur étrange. Serait-ce le naturel qui revient au galop ? Alex est-il en train de se désintoxiquer du bien, comme il le fut du mal ? Et, plutôt que l'apprenti-martyr, n'est-ce pas la crapule renaissante que son ami, le ministre - qui, entre-temps, a dû céder aux pressions de l'opposition et renoncer à sa campagne de régénération, - cajole en grande pompe et félicite de sa guérison ? Fameuse « guérison », en effet... Kubrick n'affirme rien, mais comment ne pas deviner que la boucle est bouclée, que la violence a eu le dernier mot, que les lois de la jungle seront de nouveau respectées, et qu'Alex va retrouver cette jungle dont il avait été, un moment, exilé ?

Ainsi se termine ce film époustouflant, tonitruant, extravagant, harassant, irritant, fascinant, bourré de trouvailles et de surprises, et constamment dominé par l'exceptionnelle maîtrise d'un réalisateur qui s'égale ici aux plus grands ; cet ouvrage cinématographique qui ne ressemble à aucun autre et que seul le cinéma pouvait engendrer ; cette kermesse monstrueuse, pétrie d'idéalisme, cette clownerie shakespearienne, ce fantastique bric-à-brac, cette fable, cette farce, ce pamphlet, cette tragédie... Est-ce un chef d'œuvre ? Je ne suis pas loin de le croire.

Jean de Baroncelli