Reclus dans son manoir anglais, il vivait au rythme de l'Amérique.

Par FRANCOIS SERGENT Le mercredi 15 septembre 1999

 

Stanley Kubrick sortait si peu souvent de sa propriété qu'un inconnu a pu pendant des mois se faire passer pour lui.

 

Comme le dit la plus proche voisine de Kubrick, habituée aux questions des fans et des reporters, «il menait une vie très très privée». La voisine n'a jamais vu Kubrick dans les rues de Saint-Albans, la ville la plus proche du château, un bourg qui hésite entre campagne et extrême banlieue londonienne. «Ni dans les magasins, ni dans les restaurants, ni dans les pubs», rigole-t-elle, amusée à l'idée de voir son célèbre voisin frayer avec le commun des mortels. «Nous n'avons jamais eu à nous plaindre de lui, mais il ne vivait pas une vie ordinaire.» Elle le voyait parfois dans sa voiture ­ «un peu plus souvent lorsqu'il tournait un film» ­, toujours conduite par un chauffeur. «Il faisait un petit signe, mais je ne sais pas s'il me reconnaissait, ou s'il reconnaissait mon chien, il aimait beaucoup les animaux.»

 

Kubrick avait beau vivre depuis plus de vingt ans à Saint-Albans, ne quittant pratiquement jamais son domaine de Childwickbury, il n'avait jamais fait de l'Angleterre son pays. Le metteur en scène sortait si peu souvent de son château qu'un Anglais, Alan Conway, ne ressemblant ni de près ni de loin à Kubrick, a pu pendant des mois se faire passer pour le maître. L'imposteur réussit à tromper les meilleurs clubs ou restaurants de Londres, se faisant même inviter par un critique du New York Times qui ne découvrit la supercherie qu'en vérifiant les affirmations incroyables de Conway auprès de la Warner. L'usurpateur, par ailleurs homosexuel, était venu au dîner accompagné de jeunes garçons, et le journaliste du Times avait cru que Kubrick était devenu gay. L'histoire aurait beaucoup amusé Kubrick.

 

Ermitage

 

Dans une de ses rares confidences, le cinéaste s'était expliqué sur son exil britannique. «Comme je suis metteur en scène, je dois vivre dans un centre de production parlant anglais, soit Los Angeles, soit New York, soit Londres. J'aime New York, mais ses capacités de tournage sont inférieures à Londres, Hollywood est mieux, mais je n'ai pas envie d'y vivre, j'aime bien être loin de tous les gens bidons de Hollywood.» C'est ainsi que ce natif du Bronx, quintessence du New-Yorkais, est venu s'enfermer dans cette campagne anglaise, verte et tranquille, morne et charmante. Autre avantage de l'ermitage, sa proximité avec les principaux studios londoniens de Shepperton et d'Elstree, à moins d'une heure de voiture de Saint-Albans. Un sacré atout pour Kubrick. Obsédé par sa sécurité, il avait arrêté de prendre l'avion dans les années 70 et demandait à ses chauffeurs de ne pas conduire à plus de 60 km/h. Sa femme Christiane, une peintre, avait aussi expliqué qu'elle avait préféré le calme de Saint-Albans pour leurs trois filles, toutes élevées au Royaume-Uni. «Ma maison est une parfaite usine à famille», avait-elle avoué. Plusieurs de ses tableaux révèlent un Kubrick tranquille pater familias, jouant avec ses enfants, ses chats et ses chiens. Comme l'écrit l'un de ses biographes, Vincent LoBrutto, «ces toiles montrent Stanley à travers les yeux de quelqu'un qui le connaît bien, au-delà de l'image du créateur reclus, misanthrope et obsédé». Si Kubrick appartient à la race des grands exclus du siècle, comme Pynchon, Salinger ou Greta Garbo, il n'était pas pour autant un Docteur Folamour, enfermé dans ses rêves et fantasmes. L'écrivain Michael Herr, auteur de Dispatches et coscénariste de Full Metal Jacket, raconte ainsi: «Il était l'un des hommes les plus grégaires que j'ai connus, mais sa convivialité passait par le téléphone.» Herr considère sa collaboration avec Kubrick comme une «conversation téléphonique de trois ans». Pour Spielberg, «on le disait reclus parce qu'il ne parlait pas aux journalistes, mais il communiquait avec plus de gens que n'importe qui; quand nous parlions au téléphone, nos conversations duraient des heures, il était constamment en contact avec des centaines de gens».

 

Travail de nuit

 

Des coups de téléphone légendaires, commençant à toute heure du jour ou de la nuit par «ici, c'est Stanley», comme si il n'y en avait qu'un seul. Vivant dans une Europe qui ne l'intéressait pas, il avait besoin de ses contacts avec l'Amérique. Travaillant la nuit pour rester en phase avec les heures américaines, attendant que ses amis, collègues ou employés californiens soient réveillés à Hollywood. «Stanley ne vivait pas en Angleterre parce qu'il n'aimait pas l'Amérique, écrit Michael Herr, Sacré Dieu, il en parlait sans cesse, c'était dans sa tête, dans son sang, je ne suis même pas sûr qu'il savait qu'il ne vivait pas en Amérique, même s'il n'y est pas retourné depuis 1968.»

 

Obsession de l'Amérique

 

Jack Nicholson racontait ainsi à un journaliste qu'il avait des conversations téléphoniques quotidiennes avec Stanley durant l'année 1995. «Pour un film?» «Non, il voulait savoir tous les soirs comment s'était passé le procès O.J. Simpson.» Son obsession de l'Amérique lui faisait recevoir par envoi spécial quotidiennement son cher New York Times, qu'il lisait avec une redoutable attention. Kubrick avait ainsi réveillé en pleine nuit l'un des ses producteurs new-yorkais de la Warner parce que le New York Times avait oublié d'imprimer la séance de 13 h 30 de Shining dans un cinéma de Manhattan. Fort de sa renommée et du désir de tout acteur ou scénariste de travailler avec l'une des dernières légendes du siècle, il imposait ses manies à ses collaborateurs, tous obligés de venir le voir en son château. Kidman et Cruise ont ainsi débarqué un jour sur la pelouse de «Château Kubrick» en hélicoptère et ne sont pas repartis de Londres pendant deux ans, contraints de vivre à proximité du maître. Frederic Raphael, le scénariste d'Eyes Wide Shut, raconte les longues heures passées avec Kubrick reprenant sans cesse le scénario, le convoquant à n'importe quelle heure, jour de Noël compris. Raphael, dans son témoignage, décrit une maison entièrement dévouée au cinéma avec toute une aile du château transformée en studio. Kubrick vivait entouré de télévisions, d'au moins cinq ordinateurs en permanence allumés, plusieurs radios à ondes courtes et de collections gigantesques de journaux, livres et bandes vidéo. Le créateur des méga-productions lentes et longues comme Barry Lyndon ou 2001, raconte son biographe, LoBrutto, adorait les spots de trente secondes, notamment les pubs pour la bière Michelob. «Quelques-uns des exemples les plus spectaculaires de films sont les meilleurs pubs télé», avait-il avoué à Rolling Stone.