2001, une relecture

Jean-Philippe Tessé du site Urbuz :

 

2001 est une oeuvre si complexe qu'elle a fait l'objet d'une multitude d'interprétation, autorisées par l'hermétisme du film, notamment de la dernière scène. Puisque Kubrick lui-même disait que chacun devait laisser libre cours à son imagination, laissons nous aller à une interprétation très libre du film, inspirée de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel...

 

A propos de 2001 : l'Odyssée de l'Espace, on a souvent évoqué Nietzsche, non seulement à cause du Zarathoustra de Strauss, mais aussi parce que la progression qui mène l'humanité de son aube simiesque jusqu'au retour du même, sous la forme d'un fœtus astral, est interprétée comme le passage de l'homme au surhomme. Ainsi Michel Ciment écrit : "C'est ce qu'exprime 2001 : l'homme dépasse le stade animal par le moyen de la technologie, il atteint le stade de surhomme en se délivrant de cette même technologie."*

Mais cette progression, ponctuée par les apparitions du monolithe noir, peut faire l'objet d'une lecture strictement hégélienne. Les quatre parties du film (l'aube de l'humanité, le voyage lunaire en 2001, mission Jupiter, Jupiter et au-delà de l'infini) sont autant de moments qui peuvent être rapportés, dans une certaine mesure, aux grandes articulations de la Phénoménologie de l'Esprit. A cette différence, fondamentale, qu'une telle lecture exige de fermer les yeux sur quelques points cruciaux du développement hégélien (2001 n'est pas à prendre comme la transposition intégrale du livre, ce serait aussi absurde que faux), et sur la correspondance chronologique proposée par Hegel entre les moments du cheminement de la conscience et leur pendant historique. Dans la Phénoménologie de l'Esprit, la dialectique du maître et du serviteur renvoie au Moyen Age ; il serait absurde de chercher dans 2001 un quelconque élément se rapportant à cette époque. Il s'agit plutôt de montrer que la structure narrative et thématique du film de Kubrick peut être comparée à l'œuvre de Hegel. Nous n'affirmerons pas que Kubrick a voulu illustrer la philosophie hégélienne (c'est fort peu probable), mais seulement que les deux pensées présentent, dans ce cas comme à bien d'autres égards, des analogies fructueuses pour l'analyse.

 

*Michel Ciment, Kubrick, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p 127

 

Du singe à l'homme

 

2001, parce qu'elle est une œuvre englobante, ultime, dont la prétention n'est rien moins qu'une histoire du monde racontée dans sa nécessité, un dévoilement relatif de sa rationalité et de son sens (à cette différence que Kubrick est sceptique et fondamentalement pessimiste, au contraire de Hegel, et que finalement, il ne dévoile rien de concret), s'ouvre à l'aube de l'humanité*. Des singes, préhominiens, vivent autour d'un point d'eau, objet de la convoitise d'autres singes. Ils se nourrissent, consomment le monde et n'entretiennent avec lui qu'un rapport immédiat, sur le mode de la sensation. C'est un état de nature violent, le règne de la loi du plus fort, de la lutte pour la vie. Nous sommes au début d'une histoire qui nous fera passer de l'appréhension immédiate et sensible du monde à son savoir effectif et concret ; la parousie de l'Esprit n'est jamais aussi éloigné de cet instant, bien qu'en même temps elle n'y soit pas extérieure. L'Esprit est déjà présent à l'aube de l'humanité, mais il est comme enveloppé et il faudra en passer par un certain nombre d'expériences pour qu'il se révèle. Le moment de la conscience naïve et primitive, celle des préhominiens, est la première étape de ce cheminement vers l'avènement du sens.

Le monolithe noir apparaît. Effroi et fascination des singes, voire même ébauche de vénération et de conscience religieuse. L'un d'eux empoigne un os et frappe la carcasse d'où il provient. Le squelette vole en éclats et le singe crie, conscient de sa nouvelle force. La scène de la lutte pour l'eau se reproduit. Mais si la première fois il s'agissait de la conquérir en effrayant l'adversaire, là un meurtre est commis. Le singe qui avait empoigné l'os frappe son semblable jusqu'à le tuer - il n'est plus un singe, il est un homme. Par ce crime, il a enclenché le mouvement de l'histoire. On comprend donc la fonction du monolithe : il intervient providentiellement pour faire passer l'humanité à un stade supérieur, il provoque un saut de nature. Les singes vivaient dans un rapport immédiat avec le monde, ils mangeaient ce qu'ils trouvaient, tel qu'ils le trouvaient. Ce rapport sera désormais médiatisé par l'instrument : d'abord l'os, puis la cuisson par le feu, l'agriculture, etc. Cette médiatisation, qui pour l'Esprit prend la forme de l'aliénation, permet un mouvement historique en ce qu'elle crée une opposition à surmonter. C'est ainsi que le moment de la conscience sensible est dépassé, comme chez Hegel, par une double négation esquissée dans le film : vie, négation de la vie (meurtre), négation de cette négation (défense de la vie contre le meurtre).

 

Dans sa rage et l'excitation du sang, le singe lance son os en l'air. Il s'ensuit le plus célèbre raccord de l'histoire du cinéma : l'os devient, au prix d'une ellipse de quatre millions d'années, un vaisseau spatial. Cette ellipse élude le présent, nous fait sauter du passé au futur, de la découverte de l'instrument au règne de la technologie. En 2001, il ne s'agit plus de singes, mais d'hommes, explorateurs, colons, en quête de nouveau. Ce n'est plus seulement l'instinct animal, mais la culture, la science qui régissent les comportements humains.

 

*Kubrick ne prétend pas dire le monde sans l'homme, comme on le lui a souvent reproché - même le projet A.I. part de l'homme, les ordinateurs, selon Kubrick, étant le futur de l'humanité.

 

De l'homme à l'esprit

 

Sur la lune, le monolithe a reparu, il envoie un signal en direction de Jupiter. Les humains n'auront qu'une interprétation : ils ne sont pas seuls. Ainsi naît la conscience de soi (deuxième grande section de la Phénoménologie de l'Esprit) et, presque simultanément, la reconnaissance qu'il existe d'autres consciences de soi - les supposés extraterrestres. Le passage se fait, comme dans l'œuvre de Hegel, par la science : en approfondissant son savoir du monde (en 2001, l'exploration des planètes, dans la Phénoménologie de l'Esprit, le concept d'infinité), l'homme comprend qu'au fond des choses, il n'y a rien d'autre à découvrir que soi-même, et que cette découverte coïncide avec celle de l'Autre. Le monolithe a encore tenu son rôle providentiel, c'est lui qui permet ce saut entre deux âges de l'humanité. Le terrain de l'investigation humaine ne sera plus la nature, mais l'Autre, l'inconnu, il ne s'agira plus simplement de science, mais d'un rapport de conscience à conscience. Du moins le croit-on à cet instant. Mais 2001 s'écarte de cette voie, qui semblerait logique, où l'homme rencontrerait les extraterrestres, affronterait une autre conscience de soi. La troisième partie du film aura bien pour enjeu un affrontement, mais celui entre l'homme et sa créature technique, incarnée par le super ordinateur HAL 9000.

 

Un pas décisif a été franchi. L'homme, seul dans le vide intersidéral, est une route vers l'ultime station de son chemin, l'Absolu. Mais avant d'y parvenir, il faudra en passer par une dernière épreuve. Hegel avait prévenu : la conscience humaine n'atteindra cet Absolu qu'après avoir expérimenté "le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif"*. Autrement dit, il lui faudra affronter la mort. Reprenant à son compte le mythe de Frankenstein, Kubrick recrée un combat entre l'homme et sa monstrueuse créature, où l'enjeu est cette fois la négation de la technique, négation qui est une dénudation nécessaire avant la révélation de l'Absolu, la parousie de l'Esprit. On pourrait interpréter cela comme le fait Ciment, en termes nietzschéens (voir plus haut)**. Mais, en poursuivant notre perspective hégélienne, on peut constater encore une fois des analogies avec la Phénoménologie de l'Esprit. Dans les trois dernières sections, on remarque un relatif effacement de la matière et, par conséquent, de la technique, de la machine (HAL est une machine déguisée de pensée), allant de la raison observante (observation de la nature) à la religion révélée. De même, dans son Esthétique, Hegel fragmente l'histoire de l'art en trois moments : l'art symbolique, égyptien (la matière prime sur le spirituel), l'art classique, grec (la matière a la même importance que le spirituel) et l'art romantique, chrétien (le spirituel prime sur la matière). C'est quand la forme sensible est devenue spirituelle que s'achève l'histoire de l'art. Mais l'art lui-même est encore limité par le sensible, la matière, il ne peut donc être l'Idée dans sa vérité absolue, il n'est que le premier moment de l'esprit absolu. On peut réévaluer le combat entre Bowman et HAL à la lumière de la spéculation hégélienne. Il s'agit pour l'homme de se dévêtir de son enveloppe charnelle, dirait-on en termes religieux mal appropriés, ou plutôt de nier la tentative frauduleuse de la technique pour spiritualiser la matière (une interprétation heideggerienne serait intéressante), en éliminant cette technique pour préparer, dans un contexte strictement humain, l'accès au savoir absolu.

 

*Phénoménologie de l'Esprit, Paris, Aubier, 1941, trad.Hyppolite, préface, p 18

**Cela pourrait commander aussi une interprétation chrétienne : l'homme nu au moment du jugement dernier, mais nous n'emprunterons pas cette voie, plus que périlleuse.

 

Le savoir absolu

 

Après avoir tué HAL, Bowman poursuit son voyage. Le monolithe noir apparaît une nouvelle fois (pas n'importe où, dans le voisinage de Jupiter. Jupiter : jus-pater, le père du droit - encore une thématique hégélienne), en prélude au saut vertigineux de l'astronaute dans l'inconnu et l'indicible. Bowman pénètre dans un autre espace-temps. Délire chromatique, visions hallucinées, son œil est dilaté, il est proche de la transe ; le saut ultime est le plus angoissant (l'image rappelle Le Cri de Munch). La violence du montage kubrickien opère au maximum. Bowman se retrouve dans un appartement du XVIIIe, à la blancheur aveuglante (le XVIIIe : Barry Lyndon, Alex déguisé en marquis dans Orange Mécanique, le tribunal des Sentiers de la Gloire). Le temps est éclaté : Bowman se voit à différents âges, il se voit mourir, sous l'œil du monolithe noir dont c'est l'apparition finale, et renaître, sous la forme d'un fœtus astral. Ce dernier moment est celui du savoir absolu. Il advient, d'une certaine manière, au XVIIIe, ce qui va à l'encontre de l'économie de la Phénoménologie de l'Esprit, où le siècle des Lumières n'est pas celui du retour de l'Esprit auprès de lui-même. Mais nous avons dit en préambule que passerions sous silence ce type de correspondances historiques, car, encore une fois, il ne s'agit pas d'affirmer que 2001 est la fidèle adaptation de l'œuvre de Hegel. L'appartement blanc est la fin du voyage, la fin du temps, la fin de l'histoire, non pas au sens d'un simple arrêt définitif, mais au sens d'un terme, d'un but, d'une fin orientée par une finalité immanente (Hegel préfère le mot Zeil au mot Ende en allemand). Il s'agit d'une fin au sens d'une récapitulation du processus, de la totalité du mouvement qui a conduit un singe à cet appartement XVIIIe dans la banlieue de Jupiter. Les trois âges de Bowman, comme les trois âges de la femme dans le tableau de Klimt, sont en co-présence, et cette co-présence est celle des moments du cheminement de la conscience - Kubrick ne pouvait trouver meilleure image. De cette communion des temps naît le fœtus astral qui se tient face au monde pris dans sa totalité.

L'homme a atteint le savoir absolu, un savoir effectif du monde pris dans sa totalité (l'image du globe terrestre), comme s'ils étaient sur un pied d'égalité. L'Esprit (le monolithe) est de retour auprès de lui-même, il s'est révélé. L'odyssée de l'espace est terminée.

 

Jean-Philippe Tessé