Un entretien exclusif avec

Christiane Kubrick, la femme de Stanley, et Anya Kubrick, leur fille.


Christiane dans l'extraordinaire cuisine du manoir, avec les chiens que Kubrick chérissait: Jazabel, Hal, Harvey, Wesley, George et Ben.


Elle présente, dans son album, la reproduction d'un portrait de son mari. Amoureux de ses toiles, il en a disposé plusieurs dans le décor de "Eyes Wide Shut"

Dans son atelier, Christiane (en blanc) pose devant une de ses toiles avec Anya, aujourd'hui cantatrice, l'une des deux filles qu'elle a données à son mari.


Le manoir où ont été préparés quelques-uns des plus beaux films du monde. La fille et l'épouse du cinéaste ouvrent à Paris Match les portes de sa demeure.


 

Par Patrick Amory pour Paris-Match.

 

Pour la fin de son odyssée, il a choisi le parc de son manoir anglais

 

Quand il méditait un scénario, Kubrick aimait s'isoler dans ce coin de parc, sous les arbres à l'ombre desquels il repose. Depuis deux décennies, ancré en Angleterre, le metteur en scène américain habitait Childwickbury House, un manoir du XVIIe siècle. Loin des controverses soulevées par ses réalisations, il n'avait pas seulement transformé un salon en salle de projection, pour dévorer de l'actualité cinématographique, mais aussi installé des tables de montage sophistiquées dans les écuries, pour parfaire, jour et nuit, la finition de ses oeuvres. Christiane et Anya partagaient son extravagante vie de créateur. "Stanley a toujours travaillé ici, à la maison. Alors, ensemble, nous parlions des livres qu'il lisait - et il en lisait des centaines -, nous participions au choix des acteurs. Même s'il était le seul à décider, bien sûr."

 

Paris Match. Christiane, vous êtes l'épouse de Stanley Kubrick et la mère de ses enfants. Vous formiez un couple solide depuis plus de quarante ans. Certains aspects de votre vie conjugale ont-ils inspiré votre mari pour "Eyes Wide Shut" ?

 

Christiane Kubrick. Non, malgré ce que certains affirment, notre couple n'a pas servi de modèle. Le scénario du film est adapté d'une nouvelle d'Arthur Schnitzler, "Rien qu'un rêve". Stanley a acheté les droits de ce livre en 1968.

 

P.M. Nicole Kidman y apparaît nue. Elle et Tom Cruise y vivent des situations intimes. Les scènes assez érotiques de la bande-annonce ont donné à ce film une réputation sulfureuse. Est-ce un film sur le sexe ?

 

Anya Kubrick. Ce film n'est pas un divertissement anodin, il parle de la conscience que chacun peut avoir de sa vie de couple. Je crois qu'il dérange les gens parce qu'il leur fait se poser des questions très personnelles.

 

C.K. Mon neveu Dominic Harlan m'a raconté que ses amis, de la génération 25-30 ans, ont été très touchés par le film car, à l'âge où l'on prévoit d'arrêter de batifoler pour se marier, on ne peut qu'être ému par cette histoire.

 

A.K. C'est un film sur l'amour et tous les gens sont concernés par les histoires d'amour et leur complexité.

 

P.M. Est-ce que les spectateurs de ce film pourront en tirer des enseignements pour leur propre expérience ?

 

C.K. La leçon de ce film est, si vous aimez, si vous avez trouvé une personne avec qui vous avez envie de partager votre existence, alors soignez-la bien, protégez votre relation, donnez toute votre attention à votre partenaire. Dans "Eyes Wide Shut" [ "Les yeux grands fermés" ], ils sont aveugles. Ils ne se rendent pas compte de ce qu'ils se font subir l'un à l'autre. Mais le film n'a rien d'un traité de morale scolaire, il est sérieux, certes, mais aussi lyrique et quelquefois drôle.

 

P.M. Beaucoup se sont étonnés de voir Kubrick, réputé pour ne faire aucune concession à l'industrie de Hollywood, sélectionner Tom Cruise et Nicole Kidman. Pourquoi les a-t-il choisis ?

 

C.K. Depuis le temps que Stanley pensait à ce film, il a eu beaucoup d'idées pour le choix de l'interprète. Il y a des lustres, il songeait à Woody Allen. Il disait: "Pourquoi Woody ne jouerait-il pas un docteur et un intellectuel perturbé?" Et puis, il a abandonné cette piste parce qu'il voulait un couple libre de vivre les scènes intimes. Il a opté pour Tom et Nicole parce qu'il voulait deux personnages beaux et "successful", qui n'ont donc aucune raison de se maltraiter l'un l'autre. Dans le scénario, Bill et Alice Harford ne sont pas très compliqués, ils ne se prennent pas pour Einstein. Ils forment le jeune couple idéal contemporain.

 

P.M. Tom Cruise et Nicole Kidman ont déménagé deux ans à Londres pour ce projet. Ils ont tourné dix mois et demi, ils disent avoir connu une expérience unique et enrichissante. En avez-vous parlé avec eux ?

 

C.K. Nicole et Tom passaient beaucoup de temps ici à la maison pendant le tournage. Nous sommes restés très proches. Le film a marqué leur couple parce que, pour bien jouer ces rôles, il fallait les analyser, les décortiquer. Et parce que Stanley aurait pu être leur grand-père, ils se sont confiés à lui. Entre eux est née une forte relation de confiance. Stanley croyait en eux deux, et eux, confiants, lui ont donné tout ce qu'ils pouvaient. Stanley m'a dit être ému parce qu'il sentait qu'ils ne se contentaient pas d'enlever leurs habits mais, comme on dit en anglais, ils s'arrachaient la peau, mettant leur être complètement à nu.

 

P.M. Comment un homme aussi réservé que Kubrick filme-t-il des scènes aussi intimes que celles jouées par Cruise et Kidman ?

 

C.K. Stanley sortait du plateau et allait les regarder sur un moniteur vidéo. Il ne restait pas assis là devant eux. De loin il contrôlait, leur laissant chercher la meilleure nuance, le geste le plus approprié. Ils répétaient la scène encore et encore. Stanley laissait la caméra tourner. La pellicule, ça ne coûte rien. Stanley n'hésitait jamais à dire: "Essaie encore, tente de faire ça autrement." Je sais que Nicole et Tom se disaient excités de pouvoir ainsi chercher le meilleur, d'aller jusqu'au bout d'eux-mêmes. Et le fait qu'ils soient un vrai couple dans la vie était essentiel aux yeux de Stanley. Quand ils pleurent, se touchent ou se sourient, c'est merveilleux. Parce qu'ils ont joué le jeu proposé par Stanley, essayé tout ce qui était possible.

 

P.M. En cinquante ans de carrière, Kubrick a donné très peu d'interviews, on a parlé de sa peur paranoïaque de la presse. Qu'en pensez-vous ?

 

C.K. Il n'était ni paranoïaque ni névrosé. Il était terriblement timide. Parfois, en voyant à la télévision d'autres cinéastes se plier aux interviews de promotion, il me disait: "Pourquoi font-ils ça, ils sont en train de foutre en l'air leur film avec ces propos insipides." Il pensait que parler de son oeuvre était une perte de temps.

 

P.M. Beaucoup de gens depuis sa mort, collaborateurs ou acteurs, ont brisé une sorte de loi du silence respectée auparavant.

 

C.K. Certains se sont complu à donner de lui l'image horrible de cet animal ténébreux enfermé chez lui pour préparer des plans diaboliques, de ce dictateur traitant ses collaborateurs d'une façon dégoûtante, de ce paranoïaque assassinant des touristes dans le voisinage, de ce misogyne haineux des femmes... Tout cela doit cesser.

 

P.M. Justement, permettez-nous de découvrir le vrai Stanley Kubrick: que faisait-il au quotidien en dehors des périodes de tournage ?

 

C.K. Il dormait très peu, cinq heures par nuit, le reste du temps, il lisait énormément et cherchait sans cesse des idées. Il aimait la vie. Par exemple, il adorait mettre un grand désordre dans la cuisine, ici. [Nous sommes assis dans une immense cuisine-pièce à vivre.] En regardant la télévision, il préparait des salades à l'américaine et il aimait réunir tous les proches pour un déjeuner fait de ses mains.

 

A.K. [En riant.] Son style, ce n'était pas de préparer un dîner fin mais de bien confectionner d'énormes sandwichs très copieux. Il adorait aussi nous convier à des séances de projection dans sa salle de cinéma. En fait, il était plus normal que certains le croient.

 

P.M. On le disait ermite et reclus et vous le décrivez convivial. Étonnant, non ?

 

C.K. Lui, ermite... Il aimait communiquer plus que tout avec les autres. Notre maison a toujours été un lieu de réunion professionnelle et amicale. Il appréciait d'y rencontrer mes amis artistes ou les copains de ses filles, musiciens et étudiants. Il passait des heures au téléphone: il avait même des amitiés exclusivement téléphoniques. C'est vrai qu'il n'aimait pas sortir de Childwickbury House parce qu'il y avait tout son confort et l'amour de ses proches. Mais il était extrêmement ouvert. Une blague répandue chez ses amis disait: "Avant la création d'Internet, il y avait Stanley Kubrick." Il faut dire qu'il se connectait sans cesse avec des correspondants du monde entier pour analyser tel détail concernant son prochain film, pour rechercher le titre d'un livre ou le principe d'une nouveauté technique.

 

P.M. Etait-il amateur de gadgets électroniques ?

 

C.K. Il était un grand amateur de gadgets tout court. Electroniques, bien sûr. Il possédait toutes les nouveautés: ordinateur, caméra, magnétophone. Il s'intéressait à tout ce qui touche aux effets spéciaux. Mais il collectionnait aussi les stylos plumes anciens et les carnets. Son seul luxe, c'était ça, s'offrir tous ces gadgets.

 

P.M. Vous avez parlé de son esprit grégaire, ce travailleur appréciait-il les vacances ?

 

C.K. Pas du tout. Pour lui, les vacances, c'était l'ennui. Il pensait que le travail était la meilleure évasion. Il ne travaillait pas comme un ambitieux ou un dingue "workaholic", mais aimait rechercher le meilleur. Il aimait découvrir.

 

P.M. Peut-on dire de lui qu'il était un perfectionniste ?

 

C.K. Il était avant tout passionné, il cherchait la perfection sachant qu'il ne l'atteindrait jamais. Il n'a jamais pensé: "Mon film est parfait." Il travaillait très dur. Pendant un tournage, il disait: "Chaque minute où je ne travaille pas alors que tous ces gens sont là à ma disposition sur le plateau est une minute perdue." Il faut préciser que, sur ses films, il était le metteur en scène, le caméraman, le producteur mais aussi le spécialiste des décors, des costumes et de tout ce qu'il avait passé des années à mettre au point avant le premier jour du tournage.

 

P.M. Etait-il aussi doué pour le business ?

 

C.K. Très, il était un homme d'affaires avisé. A l'âge de 20 ans, il a réalisé son premier film avec de l'argent emprunté à son oncle et son père. Depuis, il a toujours dépensé l'argent de la production comme si c'était son propre argent. Il dépensait pour un tournage en une semaine ce que d'autres claquent en une journée. Voilà pourquoi il pouvait se permettre de tourner pendant des mois. Warner Bros a toujours eu confiance en lui parce qu'il n'a jamais dit: "Donnez-moi de l'argent, je suis un fabuleux artiste, je veux de gros moyens." C'est pour cela qu'il a toujours eu la liberté de créer. Tout le monde savait qu'il ne se lançait jamais dans un projet à la légère.

 

P.M. Parmi les légendes qui font Kubrick, l'une dit qu'il ne pouvait voyager en avion. Plutôt gênant dans son métier. Avait-il réellement cette phobie ?

 

C.K. C'est exact, il ne prenait pas l'avion. A 19 ans, reporter photo pour "Look Magazine", il avait dû apprendre à piloter très vite, trop vite. Un jour, il a failli se crasher. Un peu plus tard, un proche collègue s'est tué en avion. Pour une raison inconnue, c'est Stanley qui a reçu un paquet par la poste dans lequel se trouvaient la caméra et les effets personnels dévastés de son ami. Ça a été un choc. Quand il est parti en avion pour l'Espagne, pour tourner "Spartacus", en plein vol il s'est soudain senti très mal, il est devenu livide. Au retour, en avion encore, j'ai cru qu'il allait mourir. Il suait et tremblait de façon incontrôlable. Il n'a plus jamais voulu voler. Lorsqu'il devait absolument aller aux Etats-Unis, nous partions en famille en transatlantique. C'était très agréable. Il lui est même arrivé de finir le montage d'un film dans les cabines d'un paquebot voguant vers New York.

 

P.M. Vous venez d'évoquer le film "Spartacus". J'ai en mémoire une image avec Kirk Douglas où Kubrick était très élégant. Cette élégance ne s'est-elle pas détériorée vers la fin de sa vie ?

 

C.K. [Elle rit.] Elle s'est désintégrée! Elle est vite devenue inexistante. Après les années 50, où tout le monde était obligé de porter un costume, il n'a plus eu aucune attention pour son apparence vestimentaire. Ce qui est amusant est que sa mère disait toujours: "Je ne comprends pas pourquoi Stanley s'habille si mal. Enfant je le changeais d'habits trois fois par jour." [Elle sourit.] Ceci explique peut-être cela. Je me souviens de photos de lui petit garçon, tout raide, engoncé dans ses beaux habits. Après "Full Metal Jacket", il a adopté les tenues militaires, il les trouvait solides, confortables et pratiques.

 

P.M. Anya, quelle sorte de père était-il ?

 

A.K. Il était comme un patriarche juif, très protecteur, voulant tout savoir de ses enfants, de leurs résultats scolaires ou professionnels. Il nous encourageait toujours en nous disant: "Tâche de faire mieux la prochaine fois."

 

P.M. Est-ce difficile d'être la fille d'un tel monstre sacré ?

 

A.K. Non... [Elle hésite.] Enfin bien sûr, il était une forte personnalité, alors nous, les filles, avons dû devenir de fortes personnalités. Je pense que tous nos petits amis ont connu des heures pénibles. [Elle sourit.] D'ailleurs, la plupart des petits amis puis des gendres étaient très intimidés par mon père.

 

P.M. Etait-il très critique ?

 

A.K. Ça dépend. Pour les petits amis, il avait une extrêmement bonne intuition. Il sentait si ses filles étaient aimées. Et si c'était le cas, le garçon avait sa considération. Sinon mon père disait simplement: "Je ne le sens pas." Et je dois avouer qu'il ne s'est jamais trompé.

 

C.K. Parfois, nous lui reprochions d'être trop attentif. Les filles l'envoyaient balader en disant: "Laisse-nous respirer." Peiné, il rétorquait: "Ok, ok."

 

P.M. Dans le métier, on l'a souvent traité de dictateur, l'était-il aussi à la maison ?

 

A.K. Sans succès! [Elle et sa mère rient.] Il n'était pas un dictateur à la maison parce que, même s'il souhaitait nous transmettre son opinion ou une bonne idée, il préférait que nous ne l'appliquions pas plutôt que de le faire et de le lui reprocher plus tard.

 

P.M. Lui, le juif new-yorkais, avait-il ce sens de l'humour issu de Brooklyn ?

 

C.K. Il était très marrant. En fait, il ressemblait à Woody Allen. C'est terrible, il y a tellement de similitudes. Il avait le même humour et parlait comme lui!

 

P.M. Etait-il aussi hypocondriaque ?

 

A.K. Pour les autres, oui, mais pas pour lui.

 

C.K. Malheureusement, en tant que fils de médecin, il croyait pouvoir se soigner seul. Peut-être aurions-nous pu prévenir cette crise cardiaque s'il avait été mieux suivi.

 

A.K. Le problème c'est qu'il ne se plaignait jamais. Je ne l'ai jamais entendu dire: "Je suis fatigué." Pourtant il travaillait sans cesse quatorze ou quinze heures par jour.

 

P.M. Le 7 mars 1999, il s'est éteint. Savez-vous vraiment quelle est la cause de cette disparition inattendue ?

 

C.K. Une attaque cardiaque. Il n'a pas souffert. Il dormait lorsque c'est arrivé et ne s'est pas réveillé. A cette époque il venait de finir le montage de "Eyes Wide Shut". Je le trouvais pâle et un peu fatigué, mais ni moi ni personne ne pensions qu'un tel malheur puisse survenir.

 

P.M. Christiane, vous avez vécu une vraie histoire d'amour. Lui et vous avez divorcé chacun de votre côté pour réunir vos destinées, ensemble vous avez eu deux filles et il a élevé la vôtre, issue d'un précédent mariage. Mais est-ce facile d'avoir une vie privée et une place dans le destin de Stanley Kubrick ?

 

C.K. Nous avons toujours su préserver l'intimité de notre couple. Stanley était un père et un mari très présent et attentionné. Dans cette maison, il était entouré de femmes, et il aimait les présences féminines. D'ailleurs, il ronchonnait dès que je devais m'éloigner de lui. Et de même qu'il a veillé à ce que nos filles s'épanouissent et aient un métier, il a toujours été très respectueux de ma vocation de peintre.

 

P.M. Qu'est-ce qui est le plus difficile à supporter lorsqu'un être cher, aussi créatif que lui, disparaît ?

 

A.K. Avant tout qu'il ne soit plus là pour voir grandir mon fils, qui n'a que 5 ans, et tous ses autres petits-enfants. Il y a aussi le regret de ne pas le voir faire encore deux ou trois films, comme son prochain projet, "Artificial Intelligence", qui sera peut-être repris par son ami Steven Spielberg.

 

C.K. Ma grande peine, je la vis chaque jour. Il me manque le soir, lorsqu'il venait voir l'avancement d'un de mes tableaux et me parlait avec passion de son projet en cours. Stanley se voyait vivre jusqu'à 90 ans. Il est parti vingt ans trop tôt.