Une folie chemisée de métal

 

Article paru dans l'édition du "Monde" du 22 octobre 1987

 

Stanley Kubrick présente son film sur le Vietnam. Il ne se pose pas en artiste engagé, ne propose pas de message. Parle-t-il du Vietnam ou de la folie? Il refuse l'explication. On dit qu'il est tyrannique. Pas du tout, disent les acteurs, qui ont dû se raser le crâne et grossir de 20 kilogrammes.

Il parait que Samuel Fuller est sorti furieux de la projection de Full Metal Jacket, le dernier film de Stanley Kubrick. Il a mauvais caractère, Sam, c'est vrai, mais sa réaction est intéressante. Lui n'aurait pas filmé les choses ainsi, ne nous aurait pas laissés dans cet état d'incertitude, à la fois agacés et fascinés. Il nous aurait dit quoi penser. Kubrick non. Il n'a pas de " message " clair, à croire par moments qu'il s'en fout, que " penser " n'est pas son affaire. Au fond, ce qui le mobilise avant tout c'est de continuer à fignoler ses fantasmes, à polir ses cauchemars et les lancer au public ébaubi avec une secrète délectation : " Et ça, vous l'avalez comment ? "

Pas facilement, à vrai dire. Les quarante-cinq premières minutes du film démarrent, très fort, sur la formation d'un groupe de " marines " à Parris Island en Virginie, sous la houlette d'un ahurissant sergent instructeur (Lee Ermey), impitoyable et borné, véritable robot vociférant des injures avec une énergie et une invention linguistique rarement égalées. Il y en a pour tous et tout le monde, à revendre. Le pauvre Pyle (Vincent d'Onofrio), un doux obèse boulimique et essoufflé, en aura très tôt connaissance. Kubrick et son instructeur survolté nous font tout faire, le parcours du combattant, le lit au carré, la corvée de chiottes. Pyle trouve un peu de réconfort auprès de Joker (Matthew Modine) mais ce n'est que provisoire. Le sergent fait rapidement de son groupe de dadais un corps de ballet meurtrier, une meute d'assassins bien ordonnée, pour la plus grande joie de Kubrick qui filme les évolutions de ces jeunes crânes rasés, comme autrefois les astronautes dans 2001, en chorégraphe.

A la quarante-quatrième minute, le gros Pyle est plus mince, maté et complètement déglingué. Il rôde dans les tinettes, fusil-mitrailleur au poing, le chargeur garni de balles chemisées de métal (" full metal jacket ") très efficaces. L'une éparpille en débris définitifs le sergent hai, une autre met fin, par voie buccale, aux pensées et à la carrière du soldat Pyle, assis pour la circonstance sur le trône blanc de son ultime défoulement.

De là, nous nous retrouvons sans transition au Vietnam, à Hué. Les petits gars sont sur le terrain, pour de vrai. Ils s'ennuient même de ne pas avoir immédiatement du Viet à casser. Patience, crétins, leur disent ceux qui viennent d'y goûter. Le jour de l'offensive du Têt, la poignée de " marines " dont nous suivons le trajet affectif, moral, militaire, avance dans les ruines, peu à peu décimée par un tireur embusqué et bon viseur. Heureusement ces messieurs de l'" épopée " (c'est le slogan du film) en ont raison. Il s'agissait d'une adolescente, une fanatique vietcong que l'on voit longuement agoniser en gros plan avant que, ragaillardis, nos braves désespérés de la mort ne repartent au feu en chantant l'hymne du club de Mickey. Générique sur le classique des Stones I see a red door and I want to paint it black... Au fait, de quelle couleur il nous peint quoi le chef de chez Kubrick ?

Que la guerre est moche, il l'a déjà montré. Et, du reste, il n'est pas tout à fait à l'abri de quelques reproches d'esthétisme morbide (ralentis sur corps déchiquetés, etc.). Que l'animal humain est complexe, double et contradictoire ? On en avait déjà une vague idée. Ce n'était certes pas facile de faire un film de plus sur le Vietnam après le Deer Hunter, de Cimino, Apocalypse Now, de Coppola, Platoon, d'Oliver Stone. Etait-ce même nécessaire ? Pour le public américain, peut-être. D'où ce mélange complexe d'admiration pour le brio magistral du magicien Kubrick et d'irritation devant le flou de son propos, sa façon de se dérober à toute réponse, de ne pas toujours aborder les questions que l'on attend.

Il ne se pose pas en artiste engagé, ne prétend pas soutenir une thèse quelconque, reconnaissons-lui cette franchise lucide. Son Vietnam, entièrement tourné en Angleterre, n'est qu'une province nouvelle de son paysage mental personnel. Une pièce de plus ajoutée au puzzle de sa brillante inquiétude. D'un film à l'autre, Kubrick, à travers divers prétextes, diverses " histoires " (la conquête de l'espace, le roman d'un ambitieux, la guerre au Vietnam), n'en finit pas de développer, répéter, varier ses fantasmes, ses obsessions dont le point aveugle est évidemment l'angoisse de la folie : suis-je fou de me prendre pour un ordinateur déréglé, un petit garçon dans un labyrinthe enneigé, un soldat qui perd les pédales à l'entrainement et les retrouve au combat ? Sans doute un peu sur les bords, mais c'est cette inlassable, souvent géniale, recherche schizophrénique qui sauve l'homme, fait l'artiste et qui nous intéresse. 

BRAUDEAU MICHEL