Article du journal "Le Monde" du 22 octobre 1987
Ce que j'ai trouvé de plus humiliant dans Full Metal Jacket ? De me faire passer le crâne à ras. " Matthew Modine, le Birdy d'Alan Parker, le Joker de Stanley Kubrick, se passe une main nerveuse dans les cheveux, qu'il porte longs à nouveau.
Il a le regard droit, clair, amène. La voix soft. L'homme est un doux. " Pourtant les gens vous traitent différemment lorsque vous arrivez avec le crâne tondu. Vous faites peur. "
Matthew Modine, vingt-sept ans, 1,90 m, tout en angles. Sept films en moins de quatre ans, mais sept auras différentes, parfois opposées. Amoureux binoclard et transi de Rosanna Arquette dans Baby, it's you, de John Sayles (son premier film, en 1983), adolescent à problèmes dans le Steamers, de Robert Altman, évadé du bagne et frère d'un Mel Gibson amoureux de Diane Keaton dans Mrs. Soffel, de Gillian Armstrong, inédit en France, homme-oiseau aspirant à un envol vers la liberté (Birdy, d'Alan Parker), " marine " tourmenté dans Full Metal Jacket.
Joker, son personnage, n'est pas le héros-type d'une narration conventionnelle. " Au début, on se dit : voici le personnage que je vais suivre, auquel je vais m'identifier. Et puis, tout d'un coup, voilà qu'il se joint à la meute et frappe sauvagement le gros Leonard [Vincent d'Onofrio]. Comment dès lors continuer de s'identifier à lui ? "
Dans les trois films les plus déterminants de sa carrière _ Steamers, Birdy, Jacket, _ Modine s'est retrouvé plongé dans la guerre du Vietnam. " Oui, j'ai grandi avec cette guerre, reconnait-il, trois de mes frères et une de mes soeurs l'ont faite. C'est incroyable, pour nous, elle relevait du jeu télévisé. On comparait le nombre de morts de part et d'autre : on en a perdu dix, ils en ont perdu cent : on a gagné... "
Retour d'un voyage à Berlin-Est où il découvre, à la suite de Sting, que les Russes ont eux aussi des enfants, que des millions sont morts dans la lutte contre Hitler (ce qu'on s'était bien gardé de lui apprendre à l'école), Matthew Modine rejette le rôle principal de Top Gun qui joue sur le vieux fantôme de la guerre froide.
Marié et père d'un garçon de deux ans, Modine a toujours voulu être un acteur. Il est le plus jeune d'une famille de cinq enfants. Son père administrait des drive-in, dans l'Utah et ailleurs. (Il dirige maintenant un marché aux puces au sud de la Californie.)
Il déménageait souvent au hasard des drive-in à gérer. "Faire un film, dit-il, c'est comme déménager périodiquement."
Lorsqu'il quitte le giron familial, il devient ouvrier-électricien dans l'Oklahoma, chauffeur de taxi dans le Connecticut, et atterrit à Manhattan, brûlant de devenir acteur. Son premier employeur : un restaurant français à l'enseigne "Au naturel". "Je travaillais dans les cuisines, j'étais le champion de la salade mixte."
Il y a plus de deux ans, Stanley Kubrick lui fait parvenir par la poste le scénario de Full Metal Jacket. Surprise. Alan Parker confirme : " Pendant le montage de Birdy, j'ai mis bout à bout quelques scènes-clés de Modine et les ai envoyées à Londres. " Assemblage suffisamment convaincant pour que Stanley Kubrick renonce au comédien prévu pour le rôle et engage Modine.
Lequel, dans le même temps, avalait en accéléré le manuel illustré du Kubrick intégral. "On m'a fait parvenir toute une série de livres sur lui juste pour que "tu saches bien à quoi tu t'engages, mon pauvre". J'ai tout entendu : qu'il avait loué un petit avion et fait asperger sa maison d'insecticide ; qu'il conduisait sa voiture avec un casque de footballeur sur la tête ; et bien d'autres choses encore, ce qui l'a bien fait rire. C'est un simple vieux gamin du Bronx. Il a beau avoir vécu en Angleterre depuis vingt-cinq ans, il a encore l'accent du Bronx."
Un monde autour de Stanley Kubrick
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