2001 en 2001

Par Serge Kaganski du magazine Les Inrockuptibles

 

2001 en 2001, on le voyait venir de loin. Mais pour une fois, ne boudons pas le plan marketing puisque l’objet vendu est un chef-d’œuvre. Pour l’occasion, Warner tente de bien faire les choses puisqu’on a droit à une copie en 70 mm et à un director’s cut. Bon, ce montage "définitif" ne consiste qu’en quelques plans ajoutés, modifications imperceptibles qui ne changent pas du tout la vision globale du film. Quant à la copie, elle n’est pas parfaite. Broutilles, broutilles, le véritable événement reste le film lui-même, à regarder les yeux grands ouverts. Ceux qui ne l’ont jamais vu vont découvrir un objet qui risquent de les surprendre par rapport aux produits de science-fiction habituels. 2001 est un trip d’une irréductible étrangeté, à la fois spectaculaire dans son ambition, ses effets spéciaux, ses maquettes d’aéronefs, sa station orbitale, son show futuriste clignotant, et complètement expérimental avec ses durées, ses moments de vide, sa rareté de dialogue, son montage long, son épaisseur philosophique et son emballage final ésotérique.

 

On peut voir ce film sous un angle sexuel, biologique, matriciel, tant abondent les symboles d’organes féminins ou masculins, les figures rondes et phalliques, les allégories d’accouplements. On y remarquera aussi l’instinct prophétique de Kubrick dans les rapports entre les hommes et leur ordinateur qui sont au cœur du film dès 68, et au cœur de notre quotidien et de nos intimités aujourd’hui (2001, c’est aussi l’histoire d’un gros méchant bogue). Mais par quel sortilège ce film demeure un objet de rêverie inépuisable pour les spectateurs qui l’ont vu quinze fois ? Où réside son abyssale suprématie sur tous les Star warsou Star trek du monde ? Dans le monolithe noir, c’est-à-dire dans sa teneur existentielle, théologique, métaphysique… Loin d’être une vulgaire démonstration d’effets spectaculaires ou un banal space-opera opposant bons et méchants, 2001 confronte l’espèce humaine à sa relativité, sa solitude et sa fragilité dans l’immensité des espaces infinis. Tant qu’on n’aura pas répondu au triple qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? où allons-nous ? 2001, film-question sans réponse ne sera pas démodé. Autant dire que c’est pas demain la veille. Rendez-vous en 3001 ?

L'art contre le monde

 

J'ai vu un film de Stanley Kubrick pour la première fois à 12 ans, le jour où ma mère m'a emmené voir 2001 : l'odyssée de l'espace au Kinopanorama. Kubrick a ainsi sorti des nombreux gamins de l'enfance du cinéma, fasciné une génération d'ados et accompagne aujourd'hui des vies de cinéphiles.

 

A l'époque, je n'étais pas critique de cinéma : le septième art était ce pays magique du mercredi après-midi et du samedi soir (parfois aussi du dimanche après-midi), un territoire dont je ne connaissais pas du tout la riche cartographie et dans lequel je me déplaçais à l'aune unique des plaisirs enfantins, un monde qui me procurait une seule certitude, jouissive : le héros ­ qu'il soit cowboy, mousquetaire, enfant ou commandant de vaisseau spatial ­ finissait toujours par triompher des méchants après de multiples tracas et par embrasser la fille.

 

2001, ce fut autre chose : le film m'a fasciné de la première à la dernière minute, alors que je n'y avais rien compris. Et d'abord, pourquoi ne nous expliquait-on pas ce que c'était que ce satané monolithe ? Et puis pourquoi changeait-on de personnage toutes les vingt minutes, laissant en plan ceux qu'on croyait être les héros de l'histoire ? Et alors la fin, bonjour ! C'était très beau, très étrange, ce trip psychédélique, cette chambre blanche meublée Louis XVI, cet astronaute qui vieillissait en cinq minutes et qui renaissait en foetus/planète, mais qu'est-ce que ça voulait dire, bon sang ?! C'est sûr que ce film hautain, glacé et ne fonctionnant pas avec les processus de narration et d'identification habituels changeait de Vingt mille lieues sous les mers ou des Trois mousquetaires. N'empêche que malgré tout, malgré l'absence de réponses aux questions soulevées par le film (même ma maman était incapable de tout m'expliquer), 2001 me hantait.

 

Depuis, je l'ai revu régulièrement dix fois ? quinze fois ?, chaque nouvelle vision permettant de gratter une couche de compréhension supplémentaire, de prendre le film par un angle différent : les lois permanentes animant l'humanité depuis les primates de son aube jusqu'aux hommes pions de l'ère spatiale, le rapport non dénué d'ironie entre des hommes machinaux (et machiniques) et des machines sentimentales ; mais aussi le paradoxe d'un film entièrement fabriqué en studio mais ouvrant sur l'infini, d'un objet à la fois hautement commercial et rigoureusement expérimental, les symboles organiques et sexuels omniprésents, les rimes numérologiques (alignement du soleil, de la terre et de la lune + le monolithe, construction en trois parties + une aussi indéchiffrable que le susdit monolithe, 2001 = 2 + 0 + 0 + 1 = 3, etc.), la solitude glaciale de l'homme dans la nuit infinie des confins galactiques... Aujourd'hui, on pourrait même ajouter une jolie fibre optique au génie visionnaire de Kubrick : en situant en 2001un film sur le dérèglement d'un ordinateur, le bougre avait anticipé le bug de l'an 2000.

Mais on a beau avoir raclé les nombreuses couches de sens de 2001, on a beau avoir épuisé toutes ses pelures théologiques ou scientifiques, toute sa pulpe métaphysique, en son coeur demeure un noyau non fissible : le fameux monolithe. Doigt de Dieu ? Pierre philosophale ? Hallucination récurrente ? Porte de la perception ? Matérialisation du sens ou de la pensée ? Sans doute tout cela et plus, si affinités. Avec sa forme parfaite, son opacité infranchissable, sa nature de pure surface, le monolithe est devenu le plus beau Kubrick's cube, la figure parfaite de 2001, grand monolithe de l'histoire du cinéma. Le seul film du monde garanti absolument inépuisable puisqu'il ne deviendra obsolète que le jour où l'on aura prouvé l'existence de Dieu ou alors répondu au grand triptyque "qui sommes-nous ? d'où venons-nous ? où allons-nous ?". On conviendra que ce n'est pas demain la veille. (...)