Dans l’antre de la folie

 

Tiré du site "Critikat.com"

 

 

Lorsque Stanley Kubrick décide d’adapter sur grand écran le roman de Stephen King, The Shining (1977), il vient d’essuyer le plus gros échec de sa carrière (Barry Lyndon, 1975) tandis que L’Exorciste (Friedkin, 1973), film dont il a refusé la réalisation, a battu des records d’entrées et de recettes partout dans le monde. Déterminé à prendre sa revanche et certain de pouvoir faire mieux que Friedkin, il désire faire « le film le plus effrayant de tous les temps ». Loin de faire vraiment peur (au même titre que Répulsion, The Thing ou Massacre à la tronçonneuse), Shining n’en n’est pas moins terrifiant quand il traite l’horreur comme une introspection de la folie, prenant le spectateur à témoin de la dégradation mentale du personnage principal. On a dit de ce film qu’il était à part dans la filmographie du cinéaste tant il semble moins "profond" dans les thèmes abordés. Mais à y regarder de plus prêt, Shining s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Kubrick.

 

De l’épuration du roman vers l’abstraction

 

Stanley Kubrick n’a presque exclusivement fait que des adaptations de romans, choisissant à chaque fois des genres très variés lui permettant d’explorer différents horizons cinématographiques, tout en traitant systématiquement des mêmes thèmes. Pour son incursion dans le genre horrifique, il choisit un roman de Stephen King, The Shining. C’est un choix qui peut étonner, tant le récit de King semble très loin des préoccupations habituelles du cinéaste. The Shining n’est qu’une énième variation du thème de la maison hantée. Il raconte comment le mal, cette force extérieure, peut accabler les esprits faibles, anéantir la cellule familiale et conduire à la mort. Le ton tragique et résolument pessimiste du livre provient de la situation sociale de la famille Torrance (le père Jack, la femme Wendy et le fils Danny), les héros de l’histoire. En pleine reconstruction après un passé houleux, croyant trouver en l’hôtel Overlook, qu’ils doivent garder durant tout un hiver, un nouvel espoir, ils vont vivre un véritable cauchemar car la demeure est possédée par des esprits maléfiques. Pour Kubrick, moins manichéen et plus profane, le mal est une notion mal définie, presque inexistante, l’homme n’est victime que de lui-même, de sa cupidité, de son égoïsme, de ses contradictions... Dès lors, une histoire de maison hantée par des fantômes malfaisants est difficilement concevable dans sa filmographie.

 

C’est pourquoi l’adaptation de The Shining ne se fit pas sans une certaine "torsion" thématique, qui a dû froisser King (et qui expliquerait son rejet du film). Kubrick épure le récit de tout l’habillage dont l’avait revêtu le romancier. Presque rien ne subsiste du passé des personnages et de l’hôtel et toutes les scènes en dehors de ce dernier sont réduites au strict minimum. Il ne reste que le squelette de l’histoire et les personnages principaux dont la personnalité a été profondément modifiée, à l’exception du petit Danny, dont le caractère taciturne et réservé correspond bien à l’univers du cinéaste. Si l’on retrouve quelques scènes inspirées directement du livre, aucune n’est fidèle jusqu’au bout, n’en conservant que quelques bribes de dialogues. La fin est quant à elle radicalement différente puisque dans le livre, Jack, complètement possédé par les esprits de l’hôtel, brûle avec ce dernier lors de l’explosion de la vieille chaudière. Tandis que dans le film, Jack finit par se perdre dans le labyrinthe de l’hôtel (une pure invention de Kubrick) et meurt de froid sous la tempête de neige. Toutes ces modifications, cette simplification de l’histoire à l’extrême, tire le film vers une certaine abstraction, laissant le spectateur dans le doute quant à l’interprétation des événements qui s’y produisent.

 

Il existe deux versions de Shining : une, longue, pour l’exploitation américaine et l’autre, courte, pour l’exploitation européenne. La version courte, dont les coupes ont été effectuées par Kubrick lui-même, est plus conforme à sa vision et témoigne de son désir d’orienter le récit dans un sens plus abstrait, plus éloigné du roman et donc moins explicatif. Quatre points, d’une version à l’autre, sont considérablement atténués (voire abolis) :

 

1) Le don de Danny. Au début du film, toute une scène nous montrant Danny ausculté par un médecin après qu’il s’est évanoui suite à une série de "visions" prémonitoires, disparaît. De même que plus tard dans le film, après le traumatisme de la chambre 237, on découvrait que Danny était complètement possédé par Tony, son "ami imaginaire".

 

2) L’alcoolisme de Jack. Primordial dans le livre, Kubrick supprime toutes les scènes ou dialogues qui y faisaient directement référence dans la version longue. Pour King, cela permettait d’exposer le mal-être de Jack, et sa faiblesse face au fantôme. Kubrick semble ne pas vouloir lui trouver de circonstances atténuantes, accentuant ainsi la complexité du personnage et évitant les schématismes (dont il a horreur).

 

3) La personnalité de l’hôtel. Par exemple lors d’une visite guidée, on pouvait voir Ullman, le directeur de l’Overlook, raconter à Wendy que l’hôtel a déjà hébergé plusieurs présidents américains. Le côté abstrait de l’Overlook est ainsi renforcé. Kubrick ne veut pas qu’on le considère, contrairement au roman, comme une entité à part entière. Il supprime une courte partie du dialogue entre Halloran et Danny dans la cuisine où ce dernier demande au cuisinier s’il a peur de l’hôtel.

 

4) Tout ce qui se situe à l’extérieur de l’hôtel. Deux scènes montrant Wendy regardant la télévision ont disparu. Le périple d’Halloran pour rejoindre l’Overlook de la Floride a été raccourci, ne tenant plus qu’en une poignée de plans. Manque aussi une scène où il s’entretient avec un garde-forestier pour savoir si les Torrance sont joignables par radio.

 

Les désirs refoulés du père

 

Chez Kubrick, les malheurs de la famille Torrance ne semblent ainsi pas tant dus à l’influence d’esprits maléfiques qu’au personnage de Jack, qui perd la raison et sombre dans la démence. Le choix de Jack Nicholson et de son allure diabolique dans le rôle principal, n’est pas fortuit. Cette optique correspond mieux à la vision du monde de Kubrick qu’une simple histoire de fantômes. Sous cet angle, l’histoire de Shining rappelle sensiblement celle de la troisième partie de 2001, l’odyssée de l’espace (1969) où l’ordinateur HAL, sans raison apparente, décide d’éliminer les cosmonautes qu’abrite (et enferme) le vaisseau Discovery. Le thème de l’anéantissement des siens est d’ailleurs prépondérant dans l’œuvre de Kubrick : la hiérarchie militaire française qui décide d’exécuter trois de ses soldats (Les Sentiers de la gloire, 1957), l’état-major américain qui tente de neutraliser ses propres bombardiers pour empêcher une guerre nucléaire (Dr Folamour, 1964), les hommes préhistoriques qui se massacrent pour asseoir leur domination (2001), Alex qui tabasse ses droogs pour leur ôter toute idée d’insubordination (Orange mécanique, 1971), etc... L’Overlook n’est plus simplement un vieil hôtel hanté mais l’incarnation de l’inconscient de Jack, le lieu ou s’expriment tous ses désires refoulés, son Ça. Jack (le Moi), pénètre ce lieu, s’en empreigne et lui succombe, loin de son Surmoi qui pourrait être le labyrinthe, seul endroit où sa famille est « à l’abri » (c’est d’ailleurs là que Danny va se réfugier quand il est poursuivi par Jack à la fin du film).

 

Dès que Jack s’installe à l’Overlook, on le voit parcourir les longs couloirs de l’hôtel, faisant rebondir une balle contre les murs. Il s’arrête devant une maquette miniature du labyrinthe qu’il contemple. Le plan de raccord est une plongée éloignée sur le vrai labyrinthe que visitent Wendy et Danny, donnant ainsi l’illusion qu’ils sont observés de haut par Jack. Ce que Jack regarde alors, ce n’est pas sa famille en modèle réduit sur laquelle il pourrait exercer une quelconque domination (jusqu’alors, Jack les "subit" plus qu’autre chose), mais les derniers remparts qui les protègent de lui, les liens sociaux et moraux qui, une fois dans l’hôtel, seront annihilés. Dans chaque film de Kubrick il y a un point de basculement, vers lequel toute la première partie du film tend et dont toute la seconde partie découle. C’est par exemple le coup de foudre de Humbert Humbert pour Lolita quand il la découvre dans son jardin en train de lire étendue sur l’herbe (Lolita, 1962). C’est l’utilisation par les hommes préhistoriques d’un outil, un os, qui va changer le cours de l’humanité (2001). Le meurtre du sergent Hartman par Baleine et le suicide de ce dernier (Full Metal Jacket, 1987). C’est la révélation d’Alice Harford de ses fantasmes secrets à son mari (Eyes Wide Shut, 1999). Dans Shining, ce point de basculement se situe très précisément lorsque Jack, seul dans le grand hall de l’hôtel, observe fixement la tête baissée et les yeux relevés, presque en transe, les grandes fenêtres blanches sur lesquelles s’abat la neige qui va contraindre les Torrance à ne plus sortir de l’Overlook. Définitivement enfermé dans les limbes de son inconscient, Jack va pouvoir céder aux sirènes de la folie.

 

Ainsi, les fantômes qui apparaissent dans le film peuvent aussi bien être des manifestations surnaturelles que des hallucinations de Jack, la voix de son inconscient lui dictant ce qu’il a à faire, traçant un chemin direct vers ses pulsions enfouies. Lors de la scène fantomatique du bal, un serveur renverse accidentellement de la boisson sur Jack. Confus, le serveur guide Jack vers les toilettes pour le nettoyer. Pendant qu’il se fait essuyer, Jack engage la conversation avec lui, lui demandant son nom. Celui-ci dit s’appeler Derwent Grady, tout comme le précédent gardien de l’hôtel qui avait assassiné sa famille à coups de hache quelques années auparavant. Jack le lui fait remarquer mais Grady, d’abord interloqué, nie avoir jamais été le gardien et ajoute : « le gardien, c’est vous ». Le fantôme de Grady, qui a commis l’acte odieux que Jack va tenter de reproduire, est le reflet inconscient de Jack, l’expression de son Moi fantasmé. C’est lui qui va pousser Jack à assassiner sa femme et son fils. Les toilettes closes du bar, entièrement rouges et blanches, dénotent avec le reste de l’hôtel, et apparaissent comme le point culminant du refoulé de Jack : un lieu isolé et hors du temps. Un lieu que l’on désire inconsciemment atteindre, dans lequel on se trouve soi-même, mais dont on ne ressort pas indemne, tel que le camp d’entraînement dans Full Metal Jacket, le manoir à orgie de Eyes Wide Shut, la grange pour le duel final de Barry Lyndon (1975) ou Jupiter dans 2001.

 

Leur dialogue est filmé en champ/contre-champ, d’abord en plan américain, puis en plan poitrine. On a longtemps dit que l’obstination de Kubrick à multiplier les prises était due à son perfectionnisme [*]. Pourtant, au-delà d’une certaine « perfection », ce qui l’intéresse principalement, c’est de trouver un état spécifique chez ses comédiens, qu’il tente de provoquer en les épuisant et en poussant leur jeu jusque dans leurs derniers retranchements. Kubrick avait horreur des jeux naturalistes, tout en nuances et en gammes des comédiens professionnels, qui dictent trop précisément l’émotion et le sens d’une scène. Ce qu’il recherche, c’est une certaine outrance, une crispation des attitudes qui confine parfois au cabotinage et à l’absurde (l’absurdité étant justement le manque de sens). Souvent, chez lui, les personnages débitent des généralités dignes des feuilletons télé les plus plats (et les dialogues de Shining sont un très bon exemple tant on n’y dit essentiellement que des banalités) mais sous une constante tension. Cela a pour effet de créer un contraste entre ce qui est dit et comment on le dit, et ce contraste provoque un malaise car il brouille tout signifiant et tout signifié. Un plan chez Kubrick n’est éclairé et n’a de sens que par le plan qui le précède. C’est l’utilisation continuelle de l’effet Koulechov, parfois à un degré infime, où un plan influe systématiquement sur la perception du plan suivant. Un simple champ/contre-champ durant un dialogue prend parfois chez lui des proportions dramatiquement démesurées tant l’évolution d’une conversation semble affecter les personnages. Le dialogue entre Grady et Jack montre bien cette transmission de tension qui voyage d’un plan à l’autre. D’abord simple serveur, Grady soumet littéralement Jack à céder à ses pulsions. Son regard se durcit, se fixe sur Jack et son visage se fige. Jack est d’abord gai, l’air narquois avant de paraître totalement tétanisé devant Grady.

 

De l’inconscient au surnaturel

 

Kubrick ne nie pourtant pas l’aspect fantastique de son histoire, tout juste l’atténue-t-il. Le don de Danny par exemple, le « shining », est maintenu. Danny peut communiquer télépathiquement avec d’autres personnes dotées du même don, comme Halloran le cuisinier de l’hôtel, et entrevoit l’avenir sous forme de flashs. Dans le roman, le pouvoir de Danny est à l’origine de l’histoire. C’est lui qui réveille les fantômes et qui suscite leur convoitise. Mais c’est aussi pour King un moyen habile de distiller la peur à travers les visions et les cauchemars prémonitoires de Danny. Kubrick utilise le « shining » de la même façon, comme un vecteur de peur, mais le décentralise de l’histoire. Danny, plus que la victime, devient le témoin, métaphore du spectateur, de la folie de Jack. On le voit se balader longuement sur son tricycle le long des sinueux couloirs de l’hôtel, visitant l’inconscient tourmenté de son père, y croisant et y découvrant, grâce à son don, les fantasmes les plus torturés de ce dernier, du désir d’infanticide (les jumelles éventrées à la hache dans le couloir) à celui de nécrophilie (la morte vivante nue dans la baignoire).

 

Mais ce que recherche Kubrick, ce n’est pas tant trahir le roman de King que mélanger les pistes. Tirer l’histoire vers l’abstraction n’en dénature pas le sens mais élargit les interprétations. On connaît le goût de Kubrick pour les fins ouvertes et les sens ambigus (la fin de 2001n’étant que la plus illustre du lot). Shining autorise également une vision proche du livre, presque ironiquement, où l’Overlook serait une maison hantée. Au début du film, Ullman fait référence à un cimetière indien sur lequel a été bâtie la volumineuse demeure, seul indice d’une éventuelle explication surnaturelle à ce qui va s’y produire. Danny, bien que cela se passe hors-champ, aurait été agressé par la morte de la chambre 237, comme dans le roman. C’est apparemment le fantôme de Grady qui libère Jack de la réserve où l’a enfermé sa femme, bien qu’une fois de plus tout cela reste hors-champ. Wendy, devant la folie meurtrière de son mari, finit elle aussi par voir les fantômes. Tous ces éléments pourraient trouver des explications psychanalytiques. On pourrait dire que Wendy réalise la démence de son époux et finit par apercevoir la noirceur de son inconscient. Pourtant, parmi les hallucinations qui l’assaillent, figure une scène où un homme déguisé en animal (chien ? cochon ?) ferait une fellation à un homme en smoking. Cette image est une référence directe au livre où le fantôme d’Horace Derwent, l’ancien propriétaire de l’Overlook, revient hanter ses murs accompagné de son esclave sexuel déguisé en chien, avec qui il se livrait à toutes sortes de perversités. On peut difficilement rattacher cette image à l’inconscient de Jack. Elle figure dans le film comme un sceau qui expliciterait sa filiation au roman.

 

Kubrick cultive l’ambiguïté jusqu’à ce que plusieurs interprétations puissent cohabiter sans obligatoirement se contredire (d’où, peut-être, l’existence de deux versions du film). Après tout, la troisième partie de 2001 peut aussi se regarder comme une histoire de lieu hanté, où une présence invisible tenterait d’éliminer les humains enfermés avec elle. Ces multiples sens (nous n’avons relevé ici que les plus évidents) sont la conséquence de l’ouverture vers laquelle tend chaque film de Kubrick. C’est la marque de son génie, mais aussi sa grande perversité.

 

Matthieu Santelli

Merci à Xavier Collet.

 

Notes

* On confond d’ailleurs le perfectionnisme avec sa maniaquerie qui était surtout pour lui un moyen de harasser et d’assouvir ses collaborateurs. Les films de Kubrick sont d’ailleurs loin d’être techniquement parfaits (comme peuvent l’être ceux de Bresson par exemple), regorgeant ça et là d’erreurs de raccords et de script. Le perfectionniste est quelqu’un qui construit et peaufine son ouvrage jusqu’à avoir un résultat parfaitement conforme à son idée. Kubrick était plutôt un obsessionnel, constamment en quête de quelque chose (dont il n’avait pas nécessairement conscience de la nature) et prêt, pour cela, à l’atteindre à tout prix.