L'Agence France Presse a publié les premières critiques (la plupart américaines...) du dernier film de Kubrick. C'est très très très partagé. En lisant certains passages, cela ne donne vraiment pas envie d'aller le voir... TOUS les films de Stanley Kubrick ont été accueillis de la même manière... c'est donc bon signe ! Une dernière chose, ne vous laissez pas influencer par la critique !!!... Jugez par vous même...

 

samedi 17 juillet 1999, 3h35

 

Les USA découvrent enfin "Eyes Wide Shut", le dernier Kubrick

 

Par Bob Touterlotte

 

LOS ANGELES, 17 juillet - Précédé de sa réputation, le dernier film de Stanley Kubrick, "Eyes Wide Shut", est sorti vendredi aux Etats-Unis, provoquant une cacophonie des critiques, qui sont partagés entre géniale louange et déception profonde.

 

Selon Janet Maslin, vénérée critique du New York Times, cette histoire d'un couple marié embarqué dans un week-end de questionnement sur l'amour et le sexe, est une "annexe envoûtante" à la filmographie du réalisateur britannique de "Docteur Folamour", "2001, Odyssée de l'espace" ou encore "Full Metal Jacket".

 

De l'autre côté de la ville, Rod Dreher, du New York Post, estime que la dernière oeuvre de Kubrick, dont Tom Cruise et Nicole Kidman sont les vedettes, est "un plaisir pour les yeux mais une déception quand même".

 

Depuis Los Angeles, où une projection avait été organisée la semaine dernière avant la sortie, levant un coin du secret qui entoure le film depuis plusieurs mois, Ken Turan, critique du Los Angeles Times, ajoute que "l'ambiance est bien meilleure que la substance".

 

Pour Kubrick, décédé quatre jours après avoir terminé le film, inspiré d'une nouvelle d'Arthur Schnitzler datant de 1926 et intitulée "Rien qu'un rêve", ce n'est pas la première controverse.

 

En 1962, il s'attaque à "Lolita", le roman phare de Vladimir Nabokov que tout le monde trouvait trop brûlant pour être réalisé. Plus tard son "Orange mécanique" est retiré de l'écran en Grande-Bretagne pour incitation à la violence.

 

"L'essence de l'amour"

 

"C'est artistiquement stylisé", répond Jan Harlan, producteur et ami de Kubrick quand on l'interroge sur le caractère cru de certaines scènes de "Eyes Wide Shut".

 

"Ce n'est pas réaliste mais l'art n'a pas à être réaliste. Romeo et Juliette ne sont pas réalistes et pourtant, leur histoire est vraie (...) C'est l'essence de l'amour", ajoute-t-il.

 

Dans un sens, "Eyes Wide Shut" parle d'amour, mais aussi de mariage, d'engagement, de sexe et de désir et, pour les critiques, la façon dont Kubrick mélange le tout est typiquement européenne, pas du tout américaine.

 

Après neuf années de mariage sans remous, le docteur William Hartford (Tom Cruise), psychiatre de renom de Manhattan, et son épouse Alice (Nicole Kidman) se retrouvent au milieu d'une profonde crise de couple.

 

Alors qu'ils pensaient être tout l'un pour l'autre, Alice avoue à William qu'elle a failli abandonner sa famille par pur désir sexuel pour un homme qu'elle n'avait vu qu'une seule fois de sa vie.

 

Choqué, le psychiatre se lance alors dans une spirale infernale qui le mène du lit de ses patientes à ceux de prostituées et à une orgie, considérée comme la scène la plus controversée du film.

 

Aux Etats-Unis, cette scène avait fait classer "Eyes Wide Shut" dans la catégorie "NC 17", ce qui signifiait que toute personne en dessous de 17 ans ne pourrait pas le voir.

 

Jan Harlan a alors procédé à des retouches visuelles pazr ordinateur pour cacher une partie de la scène. Le film est désormais classé "R", ce qui signifie que les enfants peuvent le voir s'ils sont accompagnés d'un adulte. /LBR

 

vendredi 16 juillet 1999, 17h54

 

Le dernier Kubrick, "Eyes Wide Shut", déchaîne les passions de la critique

 

LOS ANGELES (Etats-Unis), 16 juil (AFP) - "Eyes Wide Shut", le film posthume de Stanley Kubrick sorti vendredi sur les écrans américains, déchaîne les passions de la critique, alimentant déjà la controverse, qui n'a jamais manqué d'accompagner la sortie de chaque opus du maître.

 

Conquis, le New York Times salue le "dernier tour de force" du réalisateur américain, décédé le 7 mars, un film sur l'obsession sexuelle "brillamment provocateur en guise d'épitaphe".

 

"Ce dernier film stupéfiant est un ajout envoûtant à l'oeuvre de Kubrick", écrit le quotidien.

 

"Eyes Wide Shut", véritable "odyssée de la chambre à coucher", permet ainsi au cinéaste "souvent accusé de créer des personnages glaciaux d'aborder cette fois-ci la partie cachée de l'iceberg", poursuit le quotidien.

 

Pour le Dallas Morning News, "Eyes Wide Shut" est "le film final parfait" pour Kubrick car c'est "un exercice en contradiction". L'oeuvre "illustre brillamment ses talents de réalisateur, tout en mettant en lumière ses faiblesses (...) C'est un exercice de l'esprit superbement exécuté mais on reste sur sa faim pour ce qui est des personnages".

 

De même, le critique de la chaîne de télévision ABC reconnaît volontiers "le travail d'un maître du cinéma dans la lumière, la couleur, les mouvements de caméra", mais n'en conclut pas moins sévèrement qu'"une oeuvre de maître ne produit pas forcément une oeuvre maîtresse".

 

Sur la côte ouest, le Los Angeles Times, trouve cette adaptation à l'écran d'un roman écrit en 1926 par l'écrivain autrichien Arthur Schnitzler, "mi-brillant, mi-banal", semblant y voir davantage "l'expression d'une humeur plutôt qu'un film".

 

Reste que "Eyes Wide Shut", souligne le quotidien populaire USA Today, est avant tout un concentré des meilleures recettes pour faire exploser le box-office: "le sexe, les stars et Kubrick".

 

Et de saluer le jeu du couple Cruise-Kidman, dans la vie comme à l'écran: "Nicole Kidman crève l'écran dans ce long monologue où elle dévoile son âme et qui pourrait bien lui valoir l'Oscar de la meilleur actrice l'année prochaine". Quant à Tom Cruise, "Kubrick réussit à exploiter (sa) personnalité comme s'il faisait partie des élus".

 

Le Washington Post a peu aimé et voit dans "Eyes Wide Shut" un "échec trahi par le propre orgueil démesuré" du cinéaste. C'est "un film triste plutôt que mauvais". "C'est boîteux, ancien (...) dépourvu d'idées, ce qui est n'est pas gênant, mais c'est surtout dénué de chaleur".

 

"La carrière de Stanley Kubrick se referme sur une triste note", assène de son côté le quotidien ultraconservateur Washington Times.

 

"Seuls les fans de Kubrick pourront supporter un tel désordre", écrit le journal, qui déplore que les acteurs "soient assignés à des rôles qui ne leur conviennent pas et qui les fassent passer pour des idiots".

 

Pour le critique de la chaîne ABC, le problème vient du fait que Kubrick en s'exilant en Grande-Bretagne et en vivant en reclus, s'est coupé trop longtemps du monde. "Kubrick a toujours été un visionnaire", souligne-t-il, en rappelant l'oeuvre du maître ("2001, Odyssée de l'espace; Orange Mécanique; Docteur Folamour, etc.). "Mais son exil de 30 ans lui à fait perdre sa virtuosité et il est difficile d'être visionnaire en regardant en arrière".

 

samedi 17 juillet 1999, 14h54

 

Stanley Kubrick, un démiurge au milieu des hommes

 

Le Monde, samedi 17 juillet

 

Eyes Wide Shut, le treizième et ultime film du réalisateur américain Stanley Kubrick, mort le 7 mars, est sorti aux Etats-Unis le 16 juillet. Les spectateurs français devront attendre le 15 septembre pour le découvrir. ADAPTATION de « Rien qu'un rêve » (1926), la nouvelle de l'écrivain autrichien Arthur Schnitzler, Eyes Wide Shut a été précédé d'un parfum de scandale, dû à la présence en haut de son affiche du couple Nicole Kidman-Tom Cruise et à des scènes annoncées comme érotiques. DANS CETTE OEUVRE étrange, qui s'interroge sur les fantasmes de riches New-Yorkais, Kubrick insuffle un mélange d'humour, de sagesse et de désespoir, et signe un grand film relativiste. DEPUIS près de quatre ans, le film aura alimenté d'autres fantasmes, mais sur Internet cette fois, des rumeurs qui, pour la plupart, se sont révélées sans fondement.

 

LONDRES de notre envoyé spécial Jean-Michel Frodon

 

Le treizième film de Stanley Kubrick, sorti le 16 juillet aux Etats-Unis, est un événement. En raison de la personnalité de son réalisateur d'abord. Le talent de Stanley Kubrick, son intransigeance frisant la paranoïa, sa rareté – il n'est parvenu à tourner qu'un nombre réduit de films en trente- cinq ans de carrière, lui valent la reconnaissance due aux grands artistes du cinéma, le seul qui ait pu s'imposer au coeur même du système hollywoodien. Parce qu'il s'agit aussi du dernier film d'un metteur en scène brutalement disparu le 7 mars. Douze ans après son précédent film, Full Metal Jacket, on annonçait enfin l'achèvement d'un des projets les plus longs et les plus mystérieux de l'histoire du cinéma.

 

Un parfum de scandale entourait le film depuis plusieurs mois et surtout les scènes érotiques du couple vedette formé par Tom Cruise et Nicole Kidman devant la caméra d'un cinéaste connu pour repousser les limites de tous les genres. Enfin, les révélations d'un ami du défunt sur cet ultime opus ont été relayées dans le monde entier par Internet (lire l'article ci-dessous) tandis que l'état – mondialisé – du monde achevait de rendre dérisoire la prétention très « kubrickienne » d'interdire tout regard européen sur ce film dès lors qu'il était officiellement présenté sur les écrans des Etats-Unis.

 

« Le film que vous allez voir est exactement celui que Stanley a tourné et monté », a répété le représentant de Warner devant les journalistes britanniques, allemands, italiens, espagnols et français conviés à assister à une projection organisée à Londres « pour couper court à toutes les rumeurs ». Il voulait dire qu'il ne s'agissait pas de la version « amendée digitalement » pour préserver les spectateurs américains des scènes scandaleuses qu'évidemment on guettait – en quoi on fut déçu. Le message, par son insistance, suscitait pourtant un doute – que la projection a renforcé – sur l'état d'achèvement de l'oeuvre au moment de la mort de son créateur.

 

Eyes Wide Shut (littéralement : « les yeux grands fermés ») est un film étrange, jouant sur la transgression des bonnes moeurs, la ligne de partage entre fiction et réalité et le grotesque. Toute la tension dramatique émane de cette étrangeté, réseau arachnéen de poussées et de contrepoids dont, par instants, il semble que le cinéaste n'ait pu achever de maîtriser le dosage exact. C'est particulièrement vrai du jeu des comédiens, surtout de celui des deux vedettes. L'une des raisons de leur présence est naturellement que cette histoire de couple bien établi qui va se laisser perturber par les imaginations de l'un et l'autre est interprétée par un véritable couple. Une autre raison pourrait bien être qu'avec des stars aussi cotées au box-office, Kubrick ait assuré le financement de son projet. Il se pourrait encore que le cinéaste, qui, depuis l'amère expérience de Spartacus, a appris à se méfier des stars, n'aurait pas détesté ridiculiser deux spécimens particulièrement recherchés. Il reste que Cruise et Kidman, qui sont de très bons acteurs, n'ont jamais été aussi mauvais. Passe l'hypothèse que ce serait exprès, mais jusqu'à quel point ?

 

EXCÈS D'ÉVÉNEMENTS

 

Lui est donc Bill Harford, jeune et riche médecin new-yorkais ; elle est Alice, son épouse bien-aimée et mère de leur petite fille. Après une soirée très arrosée chez un ami, où l'un et l'autre ont failli se laisser tenter par l'adultère, après un petit joint très conjugal, elle avoue à son mari un rêve de tentation érotique avec un autre homme. On retrouve le début de la nouvelle d'Arthur Schnitzler, « Rien qu'un rêve », dont le scénario suit assez fidèlement les péripéties. Celles-ci s'abattent uniquement sur le pauvre Bill, et Kubrick les filme comme les rebondissements d'une comédie burlesque dont le héros, joué par un Tom Cruise emprunté et grimaçant, serait un franc crétin, qui prend systématiquement sur le coin de la figure toutes les avanies imaginables dans les environs.

 

Le mignon docteur reçoit donc, impuissant, les propositions d'un couple de donzelles entreprenantes, les confidences dangereuses de son ami Victor, les avances d'une orpheline échauffée, les fantasmes de sa femme, les coups et les injures d'une bande de loubards, les offres d'une prostituée avenante, les interventions de son portable, les insultes d'un marchand de déguisements serbe qui maquereaute sa fille mineure, etc.

 

On est clairement dans un cauchemar, mais un cauchemar carnavalesque, où la mort rôde, affublée du masque de la farce. Jusqu'à ce que, chaviré par cet excès d'événements qui le dépassent, Bill décide d'agir, au risque de transformer la comédie en tragédie.

 

Il faudra arriver au terme du film pour comprendre qu' Eyes Wide Shut est construit autour de deux séquences principales, disposées en miroir. L'une vient de Schnitzler : il s'agit de la soirée secrète élevée par la mise en scène – quand Kubrick connaît les registres du grandiose – au rang de cérémonial. Entre orgie sadienne et partouze costumée, on est toujours à la frontière du ridicule. Le hiératisme des corps nus et des visages de cartons, de perles ou d'or, l'imitation des grands tableaux de l'histoire de l'art, mènent le film dans un lieu que le cinéaste de 2001 se plaît à fréquenter : le voisinage des dieux. Un ange, celui du sexe et de la mort, passe.

 

HUMOUR ET DÉSESPOIR

 

La seconde scène, symétrique, est une invention de Stanley Kubrick. Il s'agit de la virulente dénégation de la « magie » de ce cérémonial sensuel et cruel dans lequel le docteur Cruise s'est introduit abusivement, plaidoirie que le cinéaste a tenu à faire dire par un cinéaste (Sydney Pollack) interprétant un rôle créé de toutes pièces.

 

Alors que le texte (qui date de 1926) est hanté par le freudisme et par un mystère devant lequel les personnages finissent par s'incliner, reculant devant l'incompréhensible de la mort, du désir et de la psyché, le film choisit une version totalement désacralisée : tout ce que vous avez vu était de la mise en scène, dit Victor à Bill ; la mort ni le sexe ne sont des territoires du sublime, seulement des champs de pouvoir et de hasard.

 

Dès lors, les époux décident que leurs rêves valent moins que leur confort et l'accomplissement des rituels familiaux et consuméristes. Il y a un étrange mélange d'humour, de sagesse et de désespoir dans la conclusion laissée à Nicole Kidman et qu'on résumera par une phrase : « Arrêtons de nous prendre la tête, achetons les cadeaux de Noël de la gamine et allons tirer un coup, chéri. »

 

Eyes Wide Shut est un grand film relativiste, qui réfute l'absolu de l'amour comme les fascinations de l'abîme (et les séductions du star-system). C'est peut-être pour préférer les hommes aux dieux qu'il laisse un parfum de déception. Là est sans doute son courage, et son honneur.