Les critiques francophones

La revue Première publie dans son numéro de septembre 1999 (n°270) la critique du film. Gilles Verdiani, le rédacteur, descend littéralement le dernier film de Kubrick.

Par Gilles VERDIANI

Sos couple en péril. Monsieur et madame Harford ont un superbe appartement sur Park Avenue, une jolie petite fille sage, ils sont très beaux et ils sont mariés depuis neuf ans. Un soir que madame a fumé de l'herbe, elle avoue, la vilaine, qu'un officier de marine, croisé un jour, ne l'a pas laissée indifférente. Monsieur, le pauvre, souffre beaucoup. Plus rien ne sera pareil désormais. Pour commencer, il traîne dans les rues après le travail au lieu de rentrer à la maison. Autant dire que la débauche n'est pas loin.

 

Décevant, forcément décevant. Et ce n'est pas une surprise. Un réalisateur devenu légende vivante, muet depuis douze ans, et un couple d'acteurs demi-dieux, qui n'ont jamais tourné ensemble depuis qu'ils sont mariés. Un sex-thriller annoncé. Secret défense, rumeurs sulfureuses, scènes retournées. Et pour finir Kubrick qui meurt. Quel film pourrait résister à une telle attente?

 

Pas celui-ci, assurément. Ce n'est donc que ça, le testament du génie, cette petite crise de couple pour magazine de société, avec juste un doigt d'érotisme chochotte?

 

Tant de patience pour apprendre que le mariage ne protège pas contre tous les démons? Même "Adultère: mode d'emploi" était plus troublant. Et "Romance", c'est le marquis de Sade.

 

Le premier avantage d'une déception annoncée, c'est qu'on cherche dans le film quelque chose à sauver. Et on trouve : la perfection du tempo. Même Si la partition est faible, même si les interprètes sont maladroits, le maestro mène le bal d'une baguette impeccable. Quand tous les petits maîtres contemporains du thriller croient nous électriser en filmant pied au plancher, le vieux sorcier nous envoûte à un train de sénateur.

 

Autre élément d'authentification : la mise en scène un peu abstraite, consciente de soi sans être maniérée, et encore plus visible ici que dans les dernières oeuvres de Kubrick (Barry Lyndon, Full Metal jacket), parce que le décor est sans doute plus familier. En suivant à la Steadycam le couple Harford dans sa pseudo-descente aux enfers, on n'oublie jamais que c'est Stanley Kubrick qui filme Tom Cruise et Nicole Kidman.

 

C'est pourtant là le seul véritable enjeu : comment le vrai couple hollywoodien, assiégé par les rumeurs depuis dix ans, carapaçonné dans un contrôle permanent de son image, va-t-il réussir à incarner ce couple de fiction sans rien laisser paraître de sa propre vérité ? Mal. Si on peine autant à se passionner pour les affres de ces deux Narcisses naïfs, c'est peut-être parce que les comédiens ne parviennent pas à leur donner vie. Cruise, notamment, avec sa palette réduite à deux expressions (mâchoire crispée dans l'embarras simple et tête entre les mains en cas de gros souci), est incapable d'apporter la moindre nuance au comportement assez linéaire de son personnage. Kidman semble s'amuser beaucoup mais est-on vraiment là pour s'amuser ? On se le demande. On se le demande vraiment : qu'est-ce que Kubrick pense de tout ça ? Ça l'intéresse forcément, cela fait vingt ans qu'il voulait raconter cette histoire. Il ne pouvait pas avoir pour seule ambition de nous révéler que, côté vie privée, les stars n'ont rien d'exceptionnel. Même si la clé du rébus devait être qu'ils ne couchent jamais ensemble, il n'y avait pas de quoi en faire un long métrage, et moyen qui plus est. Et Si le cinéaste s'était rendu compte que ça ne marchait pas? Et si l'homme aux vingt chefs-d'oeuvre était mort d'avoir raté le film de sa vie ? Cruise assassin, Kidman complice !