Par Pascal Mérigeau, tiré de la revue Le Nouvel Observateur n° 1818
Un film humaniste
CLASSIQUE ET BAROQUE À LA FOIS
"Fuck." Le dernier mot prononcé dans le dernier film de Stanley Kubrick est celui que l'on a le plus entendu dans les films américains d'aujourd'hui. Hasard ? Sans doute, encore qu'avec Kubrick il ne faille jurer de rien. Tel que le lance Nicole Kidman à la face de son mari baladeur, le mot est à entendre au sens... propre. Propre comme ce couple de yuppies new-yorkais que forment le docteur William Harford et Alice, son épouse. Propres sur eux, comme sont propres leur appartement sur Central Park, leur compte en banque, leur mariage. Propres dans leur tête également ? Pas si vite. Le cinéma sert aussi à montrer des gens propres faisant des choses sales. Ou ne les faisant pas, ce qui revient au même. Lubrique, Kubrick ? Pas si simple. Le court roman de Schnitzler à l'origine du film a été écrit au temps de la psychanalyse balbutiante. Kubrick, qui a gardé longtemps ce projet en tête et qui aime brasser les années pour embrasser les siècles, l'histoire du monde en quelques minutes (l'ouverture de « 2001 »), le XVIIIe avec « Barry Lyndon », a pu y voir un matériau parfait pour étudier les effets d'un siècle, ou presque, de psychanalyse. Le siècle finissant fut celui de la psychanalyse et du cinéma. Comment l'une a-t-elle influé sur l'autre, comment l'autre s'est-il nourri de la science ? Ce sont deux des questions qui fondent le film. « Eyes Wide Shut » concerne des gens qui vivent « les yeux grands fermés ». Il s'agit d'un couple d'acteurs vedettes - Tom Cruise et Nicole Kidman -, image de la réussite selon le modèle hollywoodien (qui, s'étant lui-même imposé au monde, est devenu le modèle). C'est donc avec eux que le démiurge a choisi de s'amuser. En montrant au premier plan la chute de reins de Madame (pourtant, le générique présente, « par ordre d'apparition à l'écran », Tom Cruise puis Nicole Kidman, la chute de reins serait-elle celle d'une doublure ?) puis en la faisant s'asseoir sur le siège des toilettes. Histoire que l'on sache d'emblée qu'il s'agit bien de cul. Il jette ensuite Alice Kidman dans les bras d'un séducteur d'opérette, tempes argentées et voix de velours (un Hongrois, vous pensez), qui lui fait tourner la tête. Et pendant ce temps, Tom Harford flirte outrageusement avec deux filles tout ce qu'il y a de déluré. Adultère à l'étage vite fait pour Madame ? Triplette coquine pour Monsieur ? Vous n'y êtes pas. Car l'hôte des Harford (Sydney Pollack) a des soucis : la dame avec laquelle il s'envoyait en l'air a des vapeurs. De retour à la maison, le beau docteur Cruise a droit à une scène. Sa fidèle épouse lui avoue qu'elle se serait bien tapé un officier de marine, et que d'ailleurs le fantasme la hante. Notons au passage la constance des toquades de la belle, qui sélectionne à l'évidence ses amants putatifs au rayon séries télévisées. La scène semble sortie tout droit d'un film de Bergman. Elle permet de lancer le docteur Harford dans une succession de séquences aux allures de cauchemars éveillés, où il se trouve sans cesse en situation de, mais où jamais il ne. Un vrai catalogue de situations de baise, mais sans la baise (Tom Cruise reçoit les avances d'une orpheline, d'une Lolita vendue par papa, d'une jeune prostituée puis de sa copine, sans oublier l'attitude ouvertement provocante d'un employé d'hôtel). Catalogue qui culmine dans la grande scène partouzarde, où il mate (sans toucher) des cou-ples aux visages couverts de mas-ques vénitiens... tandis que Madame, attablée dans sa cuisine, s'empiffre de cookies devant la télé qui diffuse des images des bars de la place Saint-Marc. Pas de doute, ces deux-là partagent le même imaginaire, mis en scène par les maîtres de la partouze, qui roulent le pauvre garçon dans la farine de l'effroi, permettant au passage à Kubrick d'offrir un superbe moment de cinéma d'angoisse, comme par les plombiers des robinets à images (la télé de Madame) ouverts par le seul cinéaste qui ait réussi à dicter sa loi à Hollywood. Et qui, sans bouger de chez lui, nous balade dans un New York que l'on a l'impression de n'avoir jamais vu au cinéma. Tout est mise en scène. Celle de Kubrick combine superbement style classique et pointes de baroque, qui, par les contrastes qu'elles suscitent, permettent à l'humanisme, fondement de la pensée du cinéaste, de s'exprimer et de s'épanouir. Au terme de l'aventure, le bon docteur rentre à la maison, où Madame l'attend. Le couple s'est reformé, Tom Cruise peut redevenir le garçon lisse qu'il sait être et cesser de faire l'acteur en roulant des yeux et tordant la bouche comme si Kubrick lui chauffait le râble avec un briquet. Sa femme sait désormais ce qui leur reste à faire. « Fuck. » L'oeuvre se referme sur une impression de sérénité surprenante de la part d'un cinéaste dont les films sont tous marqués au sceau du pessimisme. Comme si, au crépuscule du siècle du cinéma, Kubrick avait trouvé la manière la plus brillamment ironique de tirer sa révérence.
Un monde autour de Stanley Kubrick
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