EYES WIDE SHUT (S. Kubrick)

Écrit par

  •  : maître de conférences à l'université de Paris-VII, membre du comité de rédaction de la revue Positif

Chaque film de Stanley Kubrick, lorsqu'il est apparu pour la première fois sur les écrans, a déconcerté nombre de spectateurs et en particulier les critiques. Eyes Wide Shut (1999) n'a pas failli à la règle, d'autant qu'il s'est avéré impossible pour les commentateurs d'exprimer ce qu'ils pensaient et ressentaient sans prendre en compte la mort du metteur en scène survenue quatre mois avant la sortie du film. Cette interrogation portait non seulement sur les conditions de finition de l'œuvre mais aussi sur son contenu.

Pour la première fois, Stanley Kubrick n'aborde pas un genre pour le détourner ou l'approfondir, mais semble au contraire s'inscrire dans la tradition de ce cinéma d'auteur européen que le cinéphile qu'il était avait toujours admiré. Par les thèmes choisis 


– le rapport entre le rêve et la réalité par exemple, qui est au cœur du récit, ou encore le problème de l'identité et du malaise existentiel, l'analyse complexe des relations conjugales –, le film dialogue avec quelques grandes œuvres des années 1960, La Nuit d'Antonioni, Belle de jour de Buñuel, Persona de Bergman. Mais aussi, une année avant la fin du XXe siècle, Eyes Wide Shut, par le soin incomparable apporté aux décors et à la lumière, par l'ampleur de son budget consacré à un film intimiste, met comme un point final au grand style hollywoodien de travail en studio qui n'a plus guère cours et où s'illustrèrent des maîtres du mélodrame comme Sirk, Minnelli, Ophuls ou Hitchcock. En cela aussi, il fait figure d'objet non identifiable, intemporel voire anachronique avec son rythme lent et les arcanes de son récit comportant plusieurs niveaux de lecture.

Deux thèmes – et non des moindres –, le sexe et la mort, ont toujours structuré l'œuvre de Kubrick, le titre de son premier film Fear and Desire (« La peur et le désir ») ayant valeur programmatique. Mais dans ce combat entre Éros et Thanatos, il apparaît que pour la première fois le réalisateur a donné ici l'avantage aux pulsions de vie. Grand lecteur de Freud, Kubrick voulait, depuis trente ans, adapter Traumnovelle (Rien qu'un rêve), le court roman de son contemporain viennois Arthur Schnitzler. Bill, le héros, comme l'auteur du récit original, comme le père de Kubrick aussi, est un médecin : il doit soigner les corps et prévenir la mort. Lorsque Alice, sa femme (Nicole Kidman), lui avoue qu'elle aurait été prête à le quitter, lui et leur fille de sept ans, si un bel officier de marine lui avait fait le moindre signe de connivence lors de leurs dernières vacances estivales, le sol glisse sous ses pieds. Cette perte de contrôle est une situation récurrente dans le cinéma de Kubrick lorsque les portes verrouillées de la rationalité et de l'ordre se trouvent submergées par l'arrivée de pulsions refoulées. Les deux nuits de son errance new-yorkaise seront pour Bill comme un cheminement vers la connaissance, mais au péril de sa vie, en une symphonie de couleurs orchestrées par le cinéaste et dominées par le bleu profond de la mort et le rouge vif du désir.

Les femmes qu'il rencontre – la fille d'un notable qui lui déclare son amour près du cadavre de son père, une prostituée, une nymphette qui se donne à des étrangers, et enfin, lors d'une orgie ritualisée une hétaïre, à la fois mère et putain, qui le sauve d'une mort certaine – sont autant d'images de celle qu'il a abandonnée au foyer. Dès lors Eyes Wide Shut peut se regarder comme une autre odyssée kubrickienne, l'Ulysse moderne rencontrant autant de tentatrices sur sa route, tandis que l'image en noir et blanc de Pénélope le trompant avec un prétendant ne cesse de l'obséder. Le choix de Tom Cruise pour incarner un mari défaillant était un pari audacieux de la part de Kubrick. Car si le comédien est convaincant dans son rôle, il a dérouté ses admirateurs. Bill n'accepte pas de voir Alice, qui était jusque-là pour lui un objet de désir, devenir un sujet désirant. Possessif, il craint que sa femme ne lui échappe, mais ne parvient pas pour autant à céder aux avances des belles inconnues qu'il va croiser sur son chemin. Ce n'est qu'à la morgue, en présence d'un cadavre, qu'il se sentira irrésistiblement attiré, au point d'approcher ses lèvres du masque mortuaire. Cette confrontation va d'ailleurs le libérer de ses angoisses de castration et le préparer à faire ses aveux à son épouse avant leur réconciliation finale. Étonnante réplique finale d'une œuvre que cette « invitation à baiser » faite par Alice à Bill, après tant de crises du couple kubrickien liées à la pathologie masculine, comme la folie qui s'empare de Humbert Humbert dans Lolita, ou encore le mur d'indifférence glacée qui sépare Barry Lyndon de sa compagne.

Grand film fantasmatique, Eyes Wide Shut est à l'œuvre de Kubrick ce que Vertigo (Sueurs froides) est à celle d'Hitchcock. Là aussi, un périple se transforme en une interrogation sur la vie et la mort où se mêlent rêve et réalité. Le cauchemar d'Alice évoqué par le verbe y revêt une présence érotique plus forte que les expériences vécues par Bill, qui se nimbent paradoxalement d'un voile onirique. Le film affronte un dilemme auquel il tente d'apporter une réponse : la routine de la vie domestique quotidienne peut étouffer le désir, mais une sexualité sans frein risque de tuer les rapports émotionnels qui nourrissent toute sexualité. Mais comme toujours Stanley Kubrick ne privilégie pas la psychologie. En se refusant à séparer les mondes diurne et nocturne, en prenant en compte la totalité de l'expérience humaine, il inscrit son film dans la haute lignée d'un art surréaliste authentique.

—  Michel CIMENT