Les critiques francophones

Une autre critique par le journal Libération

 

Par Olivier Séguret

Ouvrez grand les yeux, voici Eyes Wide Shut. Il nous arrive après un océan de commentaires comme jamais aucun film n'en a suscité avant d'être visible, avant d'être fini, avant même d'être commencé. Tout ce qu'il est possible de savoir a été dit et répété, malgré le rideau de fumée du secret dans lequel le film aurait germiné. Et c'est d'abord ce précédent historique, cette attente aussi légitime que fabriquée, qui donne d'emblée à EWS son statut d'objet critique exceptionnel. Mais après? Cette mythologisation a priori, évidemment excessive, a eu raison de tout recul. La mort du cinéaste à peine quitté sa salle de montage a bien entendu accentué le mouvement et propulsé le film très au-delà de son altitude naturelle, créant de toutes pièces un malentendu fondateur. Avec Eyes Wide Shut, a-t-on voulu nous faire croire, Stanley Kubrick allait frapper au cœur de la psyché américaine. Le cinéaste qui a bouleversé les codes de la reconstitution en costumes avec Barry Lyndon, réinventé le space opera avec 2001, signé l'arrêt de mort du film de guerre avec Full Metal Jacket et réglé son compte à l'épouvante avec Shining; celui-là, donc, allait enfin dire son fait au démon sexuel américain, en réalisant le film de couple terminal, le drame sexo-psychologique absolu, duquel montait dès avant les premières prises les fumets tentateurs de l'exhib'érotique telle que ne manquerait pas de la fournir le duo emblématique du firmament hollywoodien. Résultat : bernique! Bien sûr, il ne s'agit pas de déplorer qu'Eyes Wide Shut ne fût un porno, ce dont on se doutait, ni même un travail aux limites de la représentation des corps comme le cinéma moderne en fourmille, ce qu'on n'attend pas de Kubrick. Le profond retournement déceptif que produit le film vient d'ailleurs : de son fond, de son histoire, de son sujet. De la matière inventée par Schnitzler dans son Traumnovelle, Kubrick rapporte un scénario en deux phases. Premièrement, le jeune William Hardford, un docteur new-yorkais, comprend un jour que sa femme Alice est susceptible d'avoir des fantasmes et c'est pour lui la fin du monde. Deuxièmement, dès l'instant où il laisse à son tour ouverte la porte de son imaginaire sexuel, il va être happé dans un engrenage hallucinant, manquer de peu d'attraper le sida, se retrouver dans une orgie de luxe, puis être humilié publiquement par les partouzeurs anonymes et enfin voir sa vie sérieusement menacée par des assassins de l'ombre. Ainsi Eyes Wide Shut commence par nous faire tirer la langue d'envie, d'admiration, de jalousie peut-être et, après 40 minutes d'éblouissement ophulsien, de lumières saturées et dorées, de langueur juste, s'emploie méthodiquement à nous frustrer; en tout cas à nous faire mesurer le désert affectif partagé par ce couple, son impuissance littérale à baiser, la vacuité presque abstraite de ses rapports, la misère terrifiante de son imaginaire sexuel. Laissant ainsi un sentiment partagé : d'où vient tout ce vide, exactement? De la tête du docteur, du couple Cruise-Kidman ou du regard où les tient Kubrick? Peut-être en effet qu'en élisant Tom Cruise, véritable premier rôle, Kubrick a fait un choix capital et terrible contre son propre film. Cruise, c'est peut-être là le drame, n'est même pas en cause. Il est bon, oui. Mais uniquement en façade. L'autre Cruise censé naître, le personnage dans le personnage que le film prétend dévoiler sous nos yeux, celui-là n'existe pas. Ainsi le film ne cesse de courir après son inévitable détumescence. D'où cette impression si fréquente donnée par Eyes Wide Shut qui, en lieu et place de l'étirement, de la dilatation que semble travailler obsessivement le cinéaste, devient une magnifique machine narrative totalement à sec, qui dévore du néant et s'enivre de vide. Le fait le plus intéressant dans cette affaire, ce n'est pas que le film de Kubrick partage la critique, le public, la cinéphilie, choses banales et somme toute communes à tous ses films. Le point décisif, c'est qu'il partage chacun d'entre nous, nous oppose de l'intérieur, coule au centre de la schizophrénie propre à chacun... et nous fait autant envie que pitié.