Tiré de la revue "Le Nouvel Observateur" (n°1818)

 

New York-sur-Tamise

 

Extrait de : « Stanley Kubrick », par Michel Ciment, Calmann-Lévy, 336 p., 290 F. En librairie le 16 septembre. (C) Calmann-Lévy. San Francisco, juillet 1999. Maître de conférences en civilisation américaine à Paris-VII, Michel Ciment est critique et historien du cinéma. Animateur de la revue « Positif », producteur à France-Culture, collaborateur du « Masque et la Plume » sur France-Inter, il est spécialiste de Kubrick ainsi que de Stroheim, Kazan, Mankiewicz, Losey, Wilder, Rosi, etc.

 

Michel Ciment. - Dans « Eyes Wide Shut », Kubrick a recréé sa ville natale, New York, dans un studio londonien.

 

Les Tomkins. - C'est sur cela que Roy Walker et moi-même avons travaillé, mais il y eut aussi la collaboration d'un décorateur américain, Dave Shapman. Il a été engagé spécialement pour chercher des lieux, surtout dans les rues de Londres, qui pourraient représenter d'une manière crédible Greenwich Village. Il a passé un nombre considérable de jours mais aussi de nuits, comme le souhaitait Stanley, à photographier tous ces endroits. Pourtant, il est devenu évident que nous allions finir par construire des décors pour les scènes de rue. Puis Dave est parti et Lisa Leone a alors commencé à photographier tous les détails de Greenwich Village, des boîtes à ordures aux panneaux de signalisation et aux intérieurs. Nous étions en possession d'une masse d'éléments de référence que Stanley adorait avoir. Nous avons ensuite construit les bâtiments qu'il aimait, bousculé un peu leur disposition pour obtenir une bonne composition, et cela a formé la base des rues. Nous avons eu aussi à décider quel aspect auraient les devantures des boutiques de New York et nous avons photographié en détail ce qu'il y avait dans les vitrines pour savoir si nous pouvions copier ces objets ou si nous devions nous les faire envoyer d'Amérique. Nous sommes aussi sortis à deux occasions pour tourner dans les rues de Londres, en particulier la scène où Tom Cruise est suivi par un homme. Mais ce fut beaucoup plus tard, lorsque Stanley s'est rendu compte que nous avions épuisé nos décors de studio après les avoir retapés quatre ou cinq fois. Nous ne cessions de changer les façades, les couleurs, les enseignes, tout.

 

M. Ciment. - Kubrick a-t-il discuté avec vous du style général pour créer une atmosphère onirique ?

 

L. Tomkins. - Cela venait plus de l'éclairage que des décors. Bien sûr, nous avons eu des discussions sans fin avec le chef opérateur et Stanley sur l'aspect visuel de chaque section du film. Nous avons fait beaucoup de maquettes avant d'arriver au décor final, mais il ne nous a jamais fait part d'une vision d'ensemble. Nous travaillions décor après décor, séparément. Par exemple, Kubrick a consulté beaucoup de ces « références » avant de trouver le style qui lui plaisait pour l'appartement de Bill et Alice. Puis nous en avons trouvé un à Londres qu'il croyait pouvoir utiliser, mais il s'est aperçu que tourner dans un lieu véritable lui donnerait moins de liberté pour ses éclairages. Lorsque nous avons construit ce décor, nous avons prévu des murs mobiles pour l'emploi de la Steadicam, et les plafonds étaient suspendus. Nous avons aussi fait beaucoup de dessins sur ordinateur, tout au début, reproduisant les dimensions des pièces en vue des mouvements de caméra, et celles des fenêtres et des portes pour les déplacements des comédiens. Une fois que Stanley était satisfait, nous pouvions aller de l'avant et ajouter des détails. L'appartement de Bill et Alice est luxueux, et je crois que Kubrick a donné à Bill un statut social supérieur à celui qu'il avait originellement en tête. Il a fait d'Alice une directrice de galerie d'art, ce qui justifiait la présence de tableaux de Christiane, sa femme, sur les murs.

 

M. Ciment. - Kubrick préférait donc les maquettes aux dessins.

 

L. Tomkins. - Sur « Shining », il s'était servi de nombreuses maquettes. Il s'est alors rendu compte, je crois, de leur potentiel si vous les construisez dans un assez grand format. Nos maquettes pouvaient aller jusqu'à 30 centimètres, ce qui est considérable. Cela plaisait à Stanley parce qu'il pouvait placer son appareil photo 35 mm à l'intérieur et prendre des clichés. Ce n'est pas tant les maquettes qu'il regardait que les photos qu'il en avait prises ! Il estimait ainsi en avoir une bien meilleure idée, une attitude qui renvoie à ses jeunes années, quand il était photographe professionnel.

 

M. Ciment. - Où a été trouvé le lieu où se déroule l'orgie ?

 

L. Tomkins. - Tout a été tourné en décors naturels. Pour l'extérieur du bâtiment, c'était à Mencmoor, une demeure de style géorgien. L'intérieur a été filmé dans deux endroits distincts. D'abord à Elezden, dans le Suffolk, où se trouve une construction extravagante érigée par un prince indien, ami de la reine Victoria, qui avait fait venir le marbre d'Italie. C'est là que nous avons filmé le cercle des femmes avec le grand prêtre. Puis nous avons tourné au château de High Clere. Notre souci étant de bien unifier les deux endroits, nous avons dû construire un décor pour une scène de transition où la fille le fait sortir dans le couloir avant qu'on lui demande de revenir dans la pièce centrale.

 

M. Ciment. - Et l'autre grande soirée chez Ziegler ?

 

L. Tomkins. - Elle fut tournée à Luton Hoo, pas loin du manoir de Kubrick. Le plan de la façade qui ouvre la séquence a été réalisé par la seconde équipe, à New York. En dehors de la salle de bains où monte Bill pour retrouver Ziegler avec une fille, que nous avons construite au studio de Pinewood, toute la réception et le bal ont été tournés dans cette demeure. Par contre, nous n'avons jamais pu trouver de décor pour une des scènes finales, autour de la table de billard, et nous avons dû en fabriquer un. Les grands panneaux de chêne sur les murs exprimaient bien l'opulence de Ziegler.

 

M. Ciment. - Comment vous êtes-vous partagé le travail, avec Roy Walker ?

 

L. Tomkins. - Roy s'est joint à nous deux semaines avant le début du tournage et est resté pendant trois ou quatre mois. Lorsque nous avons travaillé sur les possibilités de tournage à Londres, Roy était dans la rue pendant que je continuais à travailler dans l'atelier. La scène où Bill rend visite au patient qui vient de mourir, avec sa fille à ses côtés, a été filmée à l'origine dans un hôtel londonien. Mais Kubrick n'aimait pas la séquence et a finalement changé de comédienne. Il l'a de nouveau tournée dans l'appartement de Bill et Alice, qui a été complètement retapé. Nous avons ajouté un nouveau couloir et transformé leur salon en une chambre à coucher de couleur bleue.

 

M. Ciment. - Le café Sonata était-il inspiré par un club de jazz new-yorkais ?

 

L. Tomkins. - Non. Le tournage s'est fait à Londres dans un night-club pour travestis, un endroit plutôt miteux ! Une fois de plus, nous n'avons pas fait de trop grands changements, sauf des lampes praticables sur les tables et des éclairages supplémentaires sur les murs, ainsi que des modifications dans le bar à l'arrière-plan.

 

M. Ciment. - Et la morgue ?

 

L. Tomkins. - Nous avons construit ce décor dans une vieille usine de fabrication de bacon proche de chez Stanley, un entrepôt qu'il avait loué pour le film. Au départ, nous comptions l'utiliser bien plus, mais Kubrick a réalisé qu'il ne pouvait y construire l'appartement de Bill et Alice à cause de la hauteur du plafond. Sa décision d'aller alors travailler au studio de Pinewood a été l'une des plus importantes qu'il ait prises, et cela assez tôt pendant le tournage. D'ordinaire, pour tous ses films depuis les années 70 - à l'exception de « Shining » -, Stanley essayait toujours de tourner en dehors des studios, et il aurait aimé utiliser davantage cet entrepôt, comme il l'avait fait avec celui qui était proche d'Endfield pour « Full Metal Jacket ».

 

M. Ciment. - Comment a-t-il conçu l'appartement de Domino, la prostituée ?

 

L. Tomkins. - De toute évidence, pour un médecin de ce statut social, une pute vulgaire et effrontée n'était pas nécessairement l'idéal. Il fallait qu'il y ait quelque chose de plus subtil dans leur rencontre. Stanley me l'a décrite comme une étudiante qui se faisait ainsi un peu d'argent. Elle ne travaillait pas pour un maquereau mais à son compte. Il y avait aussi des masques chez elle, une sorte d'écho discret... Tout ce qu'on trouve dans cette pièce vient en fait d'un appartement de New York, totalement vidé de sa plomberie, de son évier, de ses meubles, etc., et que Stanley avait racheté à très bas prix.

 

M. Ciment. - Le magasin Rainbow de Milich a une atmosphère pittoresque.

 

L. Tomkins. - Le nom de cette boutique ne figurait pas dans le scénario. Etant donné ce qui se passe dans ces scènes, il fallait être très prudent, particulièrement aux Etats-Unis, avec les noms que l'on choisit. Nous avons envoyé ceux que nous avions créés aux avocats de la Warner pour ne pas avoir de problèmes de droits. Rainbow était un des noms que nous avions la possibilité légale d'utiliser. J'avais toujours imaginé l'endroit, surtout à cause du personnage qui y travaille, comme un lieu avec plus de pagaille, plus de désordre. Pas Stanley. Mais quand on voit le décor dans l'économie générale du film, cela fonctionne très bien.

 

M. Ciment. - Depuis « Barry Lyndon », vous travaillez avec Kubrick, avec des fonctions progressivement plus importantes. Avez-vous senti des changements en lui pendant ce quart de siècle ?

 

L. Tomkins. - Je dois dire que vers la fin de « Eyes Wide Shut », et peut-être parce que j'étais plus proche de lui que je ne l'avais jamais été, j'ai trouvé qu'il s'était adouci, qu'il était plus agréable - ce qui ne veut pas dire qu'il était désagréable dans le passé ! On pouvait l'aborder plus facilement. Par exemple, il m'arrivait très souvent de recevoir de lui des livres pour Noël, mais à la fin du tournage il m'a offert un appareil photo. C'était la première fois qu'il me faisait un cadeau en dehors des fêtes, et j'en ai été très touché. Lorsque nous étions ensemble sur les repérages, il se servait parfois de mon appareil photo, mais cela lui posait beaucoup de problèmes car il était automatique. Il préférait le sien, qui lui permettait de faire le point lui-même. En m'offrant l'appareil, il m'a dit : « N'oublie pas de le prendre avec toi quand nous retravaillerons ensemble pour que je puisse l'utiliser. »