Les critiques francophones

Par Samuel Blumenfeld, tiré du quotidien Le Monde daté du mercredi 15 septembre 1999

 

Le mystère du couple ou l'enfer selon Kubrick

 

Pour la première fois, le réalisateur américain renonce à trouver une solution au conflit dont il s'empare.

Le dernier film de Stanley Kubrick, à toutes les étapes de sa réalisation, a reçu de telles attentions qu'on aurait pu en conclure que les discours autour de lui finiraient par rendre plus ordinaire sa découverte. Au contraire. Kubrick ne se contente pas de satisfaire notre curiosité, il en fait l'un des sujets d'Eyes Wide Shut. Pour la première fois, le cinéaste ne crée pas de distance immédiate avec le spectateur mais suscite chez lui un sentiment d'intrusion. Le grain de la pellicule, ses couleurs fanées, le relatif dénuement de certaines scènes, l'impression de regarder un film super-8 réalisé avec des moyens démesurés y contribuent manifestement - au point que l'on pourrait croire que le réalisateur s'est converti aux principes du " Dogme " édicté par Lars von Trier.

 

Le couple formé dans la vie par Tom Cruise et Nicole Kidman, superposé à celui qu'ils interprètent à l'écran, est le ferment d'une tragédie qui ne devrait regarder qu'eux.

 

Pourtant, elle s'adresse bien à nous, mais comme en aparté. Tourné à Londres et situé dans un New York reconstitué à la perfection, créant du coup un onirisme qui sied bien à Rien qu'un rêve, la nouvelle de Schnitzler adaptée par Kubrick, Eyes Wide Shut s'ouvre sur un magnifique appartement de l'Upper West Side. Là, Alice (Nicole Kidman) se déshabille puis revêt une robe de soirée. Elle doit se rendre avec son mari, le docteur Bill Harford (Tom Cruise), à une fête de Noël organisée par Victor Ziegler, un homme énigmatique interprété par Sidney Pollack.

 

Ressemblant à la salle de bal de l'Hôtel Overlook dans Shining, l'appartement où se déroule la soirée sera le cadre de toutes sortes de rencontres qui vont déterminer le déroulement du film. Bill retrouve un de ses anciens camarades de l'école de médecine devenu pianiste de bar tandis qu'Alice est happée par un homme mûr d'origine hongroise qui commence à la séduire. Peu après, Bill est pris dans les griffes de deux mannequins splendides qui l'invitent à suivre " la route de l'arc-en-ciel ", une référence au Magicien d'Oz qu'Eyes Wide Shut ne cessera de décliner. Alors qu'il s'apprête à succomber à leur charme, il est appelé de toute urgence par Ziegler. Il s'agit de ranimer une jeune femme nue qui vient de faire une surdose dans la salle de bains de l'appartement.

 

On ne le sait que trop, le sujet d'Eyes Wide Shut est le sexe, même si il est ici une préoccupation d'ordre mental. Dans l'une des scènes les plus impressionnantes, Bill et Alice reparlent de leur soirée de Noël en fumant un joint. Irritée - à moins qu'elle ne soit stimulée - par l'acharnement de son mari à lui expliquer qu'il ne la tromperait jamais, Alice se lance dans une longue tirade sur le mariage, la jalousie, et la différence entre les sexes. Bill la regarde démolir une à une toutes ses certitudes puis lui avouer la très forte attirance sexuelle qu'elle a éprouvée un jour pour un officier de marine. Un désir irrépressible qui l'aurait, sur le moment, poussée à laisser tomber sa famille pour le suivre. Cette scène montre très bien pourquoi Kubrick tenait à engager un couple authentique tant la gêne de Cruise est palpable à l'écran.

 

L'IMPUISSANCE DE TOM CRUISE

 

Le choix de l'acteur pour ce qui était annoncé par la Warner en 1995 dans un communiqué de presse comme un " thriller sexuel " apparaissait comme des plus étranges. Son absence de sensualité, son malaise à simuler une scène de sexe sont autant de particularités dont Kubrick a tiré le plus grand avantage. Le réalisateur a offert à Tom Cruise un rôle pour lequel il ne pouvait manifester que les plus grandes qualités : un homme impuissant, refusant le passage à l'acte, toujours placé en infériorité vis-à-vis de ses partenaires. Le nanisme de Tom Cruise est l'un des effets visuels les plus saisissants du film. Cet écrasement progressif de la figure d'une star de cinéma, la mise en pièces de son machisme n'était donc envisageable qu'avec un comédien qui portait en lui cet amoindrissement.

 

Déboussolé par les confidences de sa femme, le docteur Harford se rend au chevet d'un patient qui vient de mourir et doit refuser les avances de sa fille. Il est abordé un peu plus tard par une prostituée puis bousculé par six adolescents éméchés ; plus tard, il surprend une jeune fille dans les bras d'un homme avant de comprendre qu'elle est manipulée par son père, qui loue ses services ; il s'insère subrepticement, sans y participer, dans une orgie située dans une somptueuse demeure de Long Island où le port d'un masque est imposé aux invités…

 

Alors que Bill déambule dans New York, risquant sa vie en découvrant un univers dont il ne soupçonnait pas l'existence, Alice, restée chez elle, se languit de l'absence de son mari. Elle fait bientôt un cauchemar dont le contenu (une orgie dont elle serait l'une des protagonistes) recoupe étrangement les mésaventures de son conjoint. L'oxymoron du titre du film - " des yeux grand fermés " - décrit le conflit entre un homme impliqué dans une histoire à laquelle il ne comprend rien alors que sa femme apparaît omnisciente, sachant tout sans rien avoir vu.

 

Les films de Kubrick ont souvent pris comme axe central un couple : homme-machine, dans 2001 : l'odyssée de l'espace ; parents-enfant dans Shining ; maître-esclave dans Spartacus ; soldat-officier dans Les Sentiers de la gloire et Full Metal Jacket. Ce couple était toujours le coeur d'un rapport de forces. Eyes Wide Shut ne fait pas exception. Sauf qu'auparavant Kubrick décrivait un enfer accidentel, entre deux parties que les circonstances de l'histoire avaient opposées. L'enfer d'Eyes Wide Shut est un enfer voulu, l'expression " les liens du mariage " étant ici d'une terrible exactitude. Un enfer banal, moins spectaculaire, mais très répandu. La question est de savoir pourquoi tant d'individus s'y complaisent et s'y épanouissent.

 

Les films de Kubrick sont tous des exercices dont l'enjeu est la solution d'un problème. Faire sauter la planète dans Docteur Folamour. Nicole Kidman en propose une autre, plus engageante, à son mari hébété à la fin d'Eyes Wide Shut : " Allons baiser. " Mais les personnages ne parlent pas toujours au nom de leur auteur.

 

DERNIÈRE FRONTIÈRE

 

Davantage que les moments de bravoure annoncés d'Eyes Wide Shut - de la séquence d'ouverture à celle de l'orgie -, ce sont surtout des moments presque insignifiants qui s'inscrivent dans la mémoire : Nicole Kidman téléphonant à son mari derrière une télévision allumée que regarde sa fille ; Tom Cruise qui décroche son portable et rougit comme un gamin au son de la voix de son épouse ; le couple dans un magasin de jouets en train d'effectuer les derniers achats pour les fêtes… Ces instants montrent des liens profonds dont la nature n'est pas immédiatement identifiable.

 

On pourrait y voir un rapport de domination, l'association de deux faiblesses, la superposition de deux forces, le désir trivial de se conformer à des règles de vie bourgeoise, une attraction physique, mais, au moment de s'attaquer au seul sujet, le couple, que Kubrick connaît parfaitement, le cinéaste ne cherche plus à se mettre dans la posture du psychiatre ou du médecin venu au chevet de la civilisation. Il traite le couple comme il abordait dans 2001 l'origine et le devenir de l'humanité, c'est-à-dire la dernière frontière à explorer, le dernier mystère que l'on puisse révéler. Pour la première fois, il renonce à imaginer une solution au problème dont il s'est emparé.