Les critiques francophones

Tiré de la revue Positif, Septembre 1999, n° 463, page 12-13-14-15.

Eyes Wide Shut

Fear and desire : la nuit des masques

Par JEAN-PIERRE COURSODON

Sur l'affiche d'Eyes Wide Shut, ce gros plan de visage du couple vedette se faisant face dans l'imminence d'un baiser, Nicole Kidman nous regarde d'un oeil en coin grand ouvert (Tom Cruise, lui, ferme les yeux) : le personnage (l'actrice) que le cinéaste désigne d'emblée comme objet de désir (et, peu après, comme sujet désirant) semble, en nous renvoyant notre regard, nous inviter par défi à un voyeurisme qui ne pourra qu'être frustré (puisqu'il est dans la nature du voyeurisme, même satisfait, de l'être), comme le confirme non sans humour le premier plan, dénudement que vient aussitôt occulter un panneau noir telle la fermeture d'un œil - l'oeil de la caméra, substitut du nôtre. Introduction logique à la succession d'actes manqués, empêchements et entreprises avortées qui constituent la trame "érotique " du film.

 

Que la vie d'un couple, et en particulier sa vie sexuelle, fournisse la matière d'Eyes Wide Shut n'est pas la moindre surprise de cet ultime opus, Kubrick ayant toujours été notoirement indifférent à ce genre de préoccupation (j'ai pu écrire jadis : " De tous les cinéastes, Kubrick est sans doute celui qui s'est le moins intéressé aux rapports du couple"). On chercherait en vain dans le reste de son oeuvre un portrait de femme qui ne soit pas caricatural ou schématique, et, s'il a peint parfois des couples, ils étaient immanquablement (sauf dans Spartacus, son film le moins personnel) dysfonctionnels, cosmiquement ou monstrueusement mal assortis. La représentation de la condition conjugale va chez lui de la soumission masochiste d'un minus à une garce qui le trahit (The Killing) à la rage meurtrière (succédant à l'hostilité sarcastique) du Jack Torrance de The Shining en passant par l'indifférence égoïste de Barry Lyndon (on peut trouver emblématique le plan où Barry souffle grossièrement la fumée de son cigare au visage de lady Lyndon, qu'il vient d'épouser pour son titre). Quant à la sexualité, Si Kubrick s'y est intéressé, c'était toujours pour des déviances (obsession pédophile, violence sadique...) destructrices ou autodestructrices. On verra toutefois qu'Eyes Wide Shut n'est pas fondamentalement différent des films précédents à cet égard, le couple y étant moins considéré dans ses rapports que dans les activités ou fantasmes privés de chacun des partenaires (Kidman et Cruise ont moins d'une demi-douzaine de scènes ensemble dans tout le film ; elle est absente pendant une bonne heure de projection; le personnage du mari se distingue surtout par Sa tendance à se dérober à la présence de sa femme). Et le potentiel destructeur de la sexualité est une fois de plus un thème central du film.

 

La plupart des films de Kubrick, et tous ceux postérieurs à Lolita, se situent dans le passé ou l'avenir (plus ou moins lointains), 2001 réunissant les deux cas de figure dans sa grandiose vision cosmique/métaphysique. Eyes Wide Shut, dont l'action est située de nos jours à New York, fait exception sans vraiment échapper à la règle, puisque la nouvelle qu'il adapte et transpose fut publiée en 1926 et se déroule à la fin du siècle dernier (bien que Schnitzler ne date pas spécifiquement l'action des détails précis - références à l'actualité - permettent de la situer en 1897). Un siècle sépare donc l'épopée semi-onirique de Fridolin et Albertine. le couple schnitzlérien, de sa version kubrickienne (en un sens très, voire presque trop, fidèle à l'original), où le couple devient, avec une banalité calculée, William (Bill) et Alice Harford. Cette distance ne peut manquer de soulever la question du bien-fondé de la modernisation : qu'y a-t-il de commun entre un couple de bourgeois viennois des années 1890, en particulier dans leur vit érotique/fantasmatique, et un couple de New-Yorkais de notre décennie? Frédéric Raphael raconte avoir posé d'emblée la question à Kubrick: "Beaucoup de choses n'ont-elles pas changé depuis 1900, surtout dans les rapports entre hommes - femmes ? " Réponse de Kubrick "Vous trouvez ? Je ne trouve pas." Après réflexion, Raphael acquiesce : "Moi non plus. "

 

Échange significatif. On peut en effet aussi bien soutenir que tout, ou presque, a changé, ou que tout ou presque reste pareil Dans la mesure où la préoccupation essentielle de Kubrick dans Eyes Wide Shut est la vie érotique de ses personnages, son refus de reconnaître les changements survenus par ailleurs dans les rapports entre sexes paraît paradoxalement justifié, l'imaginaire érotique étant ancré dans des archétypes finalement peu sensibles à l'évolution des moeurs et des modes. On peut noter que Schnitzler lui-même ne semble guère s'être soucié des changements survenus entre les années 1890 et les années 1920, changements sans doute aussi importants que ceux survenus entre 1925 et les années 1990: il situe Sa nouvelle dans le passé (soit un peu plus de 25 ans plus tôt - c'est à la fois peu et beaucoup), mais sans insister sur son aspect "historique " (à quel point, d'ailleurs, le passé "proche " - hier, avant-hier... - glisse-t-il dans l'"historique " ?), et comme si ses personnages étaient contemporains. il est douteux que les lecteurs de l'époque y aient vu une period piece malgré les quelques indices discrets semés dans le récit. il semble plutôt que l'auteur ait entretenu à plaisir l'incertitude sur l'époque (ce qu'il a fait dans d'autres nouvelles), de même qu'il entretient l'incertitude sur la nature (rêves, fantasmes, réalité ?) des faits rapportés. Le cinéaste, s'il peut reproduire celle-ci, ne peut évidemment se permettre celle-1à.

 

L'originalité de Traumnovelle (le titre allemand lui-même joue sur l'incertitude Nouvelle du rêve ? Nouvelle des rêves? Nouvelle rêvée ?), et sans doute sa faiblesse, tient à cette ambiguïté, qui aurait peut-être gagné à être plus systématique. Car, Si les époux échangent des récits de rêve, celui d'Albertine reprenant en les transposant des éléments de l'aventure nocturne de son mari, dont elle ignore pourtant encore tout, on ne peut soupçonner celle aventure d'avoir été " rêvée ", sauf à ruiner toute l'économie de la nouvelle. Elle n'a d'ailleurs d'onirique que son aspect rocambolesque (que l'auteur souligne à plusieurs reprises par le canal de son héros) : une sorte de société secrète organise une orgie avec mots de passe et participants masqués, déguisés en moines et en nonnes ; Fridolin s'y introduit subrepticement, est démasqué et menacé de mort (métaphore de l'ostracisme du juif dans la société de l'époque?). Une femme très belle intercède en sa faveur: elle s'engage à le " racheter". il est libéré, mais on lui laisse entendre que sa bienfaitrice paiera son geste de Sa vie... La particularité de cette élucubration mélodramatique est qu'elle ne fonctionne pas (ou fonctionne mal) à quelque niveau - réaliste, parodique, métaphorique, onirique... - qu'on la considère (le lecteur peut y voir, selon son goût, l'échec ou la suprême habilité de Schnitzler, la nouvelle apparaissant, dans le second cas, comme une machine perversement construite pour s'autodétruire, ou du moins se " contester"). Traumnovelle n'est pourtant pas qu'un jeu, il s'agit d'un récit d'apprentissage (il lut publié avec deux autres nouvelles sous le titre général de Ceux qui s'éveillent, allusion à la remarque d'Albertine, reprise par Kubrick, à la fin du récit: " À présent, nous sommes sans doute éveillés pour longtemps"). Mais à quoi les personnages se sont-ils " éveillés " qu'ont-ils exactement appris ? Que le désir peut être dangereux ? Que la fidélité sexuelle est un "idéal " constamment menacé, un leurre? " Découverte " bien banale, on en conviendra, pour 1925, et même pour 1897 (sans parler de notre fin de siècle).

 

Kubrick s'attaque à ce matériau problématique avec un enthousiasme respectueux, aux antipodes de l'attitude cavalière (" Le livre est merveilleux, nous allons tout changer! !") qui préside si souvent à l'adaptation cinématographique d'oeuvres littéraires. Grandes lignes et petits détails de la nouvelle sont scrupuleusement repris, transposés avec une ingéniosité qui n'évite pas toujours l'arbitraire ou l'invraisemblance, mais ces "défauts " sont récupérés avec bonheur dans la mesure où ils contribuent à l'atmosphère d'étrangeté onirique dans laquelle baigne le film (à commencer par ces décors de rues de New York méticuleusement reconstitués en studio, à la fois hyperréalistes et complètement faux, comme peuvent l'être des "extérieurs " de studio ; on n'est pas si loin du Las Vegas de Coppola dans One from the Heart).

 

Kubrick et Raphael réussissent à moderniser le personnage féminin principal tout en lui restant fondamentalement fidèle, ce qui constitue un petit tour de force. Albertine est une héroïne traditionnelle, profondément passive. Pendant toute la nouvelle, elle ne fait guère que dormir et, éveillée, raconter ses rêves. Elle ne quitte sa maison que pour le bal masqué du début, où elle est " soudain blessée et même effrayée par un propos aussi inconvenant qu'inattendu " d'un inconnu qui l'avait d'abord attirée, et se réfugie vite, avec son mari, dans la sécurité domestique, pour ne plus s'en échapper (autrement que dans le rêve). Le film la montre au contraire, à la réception du début, flirtant "outrageusement", comme on dit (et nullement effrayée), avec un bellâtre fort entreprenant, équivalent de l'inconnu de la nouvelle (ce séducteur lui susurre des aphorismes plaisamment cyniques du genre: " Un des charmes de la vie conjugale est de faire de la tromperie une nécessité"). Après avoir ainsi aguiché cet homme (son excuse est l'excès de champagne), elle s'esquive, et, comme Albertine, rejoint son mari... qui de son côté a un peu flirté avec deux jeunes femmes très provocantes elles aussi (détail ajouté par le film, pour "équilibrer" sans doute). Comme dans la nouvelle (Schnitzler parle du " charme douloureux de la lumière trompeuse des occasions manquées"), l'atmosphère de la réception incite le mari et la femme, rentrés chez eux, à s'interroger mutuellement sur leurs " désirs secrets ". Débarrassée de ses inhibitions éventuelles par un joint (Albertine, elle, n'avait nul besoin de stimulation artificielle), Alice cherche querelle à Bill, dont le discours d'un autre âge semble faire fi d'un siècle de freudisme, sans parler du simple bon sens (sa femme ne pourrait jamais le tromper, ni y songer, puisqu'elle l'aime, ils ont un enfant...). il tombe des nues quand elle lui révèle avoir éprouvé une très forte attirance pour un bel " officier de marine " dans un hôtel où ils étaient en vacances: elle était prête à " tout abandonner " - mari, enfant, avenir - s'il le lui avait demandé (le lendemain, le bel officier avait disparu: soulagement). L'intensité de cette confession est-elle due à la marijuana? On peut le supposer (comme le comportement d'Alice avec le séducteur de la réception pouvait être mis en partie sur le compte de la boisson), mais les propos tenus par la jeune femme sont pratiquement les mêmes que dans la nouvelle, paradoxalement plus " audacieuse " à cet égard.

 

Les révélations d'Alice lancent son mari dans une errance nocturne (ponctuée par le retour obsessionnel d'une image mentale : Alice faisant l'amour, en noir et blanc, avec le bel officier) au cours de laquelle il va faire une succession d'étranges rencontres, toutes scrupuleusement empruntées à la nouvelle. La fille d'un de ses patients, qui vient de mourir, lui avoue, très agitée, qu'elle l'aime, au grand embarras du docteur, qui s'esquive. Une jeune et jolie prostituée l'emmène chez elle (grâce à un coup de téléphone providentiel - Alice appelle son mari sur son portable ! - rien ne se passe ; heureusement pour Bill, il apprendra le lendemain que la jeune femme est séropositive). il retrouve dans un club de jazz un pianiste qu'il a connu jadis, Nick Nightingale (le nom, " Rossignol ", est la traduction littérale du nom du personnage dans la nouvelle : Nachtigall). Nick lui apprend qu'il doit celle nuit même jouer " les yeux bandés " à une party d'un genre très particulier, où tout le monde est masqué. Bill est pris d'un violent désir d'assister à cette party. La scène n'est pas sans rappeler la première rencontre de Jack Torrance avec le barman " satanique " de l'hôtel dans Shining (le film de Kubrick auquel Eyes Wide Shut fait le plus penser) : Nick (" Old Nick " est d'ailleurs un surnom traditionnel du Diable), le tentateur (quoique à son corps défendant: il cherche à décourager Bill), est filmé avec le même genre d'éclairage que cet autre tentateur, et a un peu le même sourire équivoque. Muni du précieux mot de passe, Bill doit encore, à une heure du matin, se trouver un masque et un costume. Qu'à cela ne tienne : le désir ouvre toutes les portes. Notre héros, dans une séquence quasi wellesienne, se retrouve chez un costumier louche, dont la fille, une nymphette, est surprise nue avec deux japonais semitravestis - dernière rencontre insolite avant le point culminant de la soirée. Bill se fait conduire en taxi à Glen Cove, localité que tout cinéphile reconnaîtra comme l'adresse de la somptueuse résidence " empruntée " par les espions de La Mort aux trousses pour une mise en scène complexe dont le héros fait les fiais. Également dangereuse, et cadre d'une mise en scène encore plus élaborée, la demeure d'Eyes Wide Shut, véritable palais, donne des allures de bicoque à celle du film de Hitchcock.

 

Cérémonie secrète

 

Le concept d'orgie, moins qu'il ne choque, prête à sourire, tant le principe en paraît incongru : un grand nombre d'individus (car l'orgie suppose le grand nombre) se réunissent pour pratiquer en commun ce qui passe pour l'acte le plus privé, le plus intime qui soit (c'est un peu la même incongruité qui frappe la pratique du nudisme, avec en plus la pudibonderie naturelle aux naturistes). L'orgie est minée par une contradiction qui la frappe d'absurdité, chaque participant, chaque couple y devient en principe l'objet du voyeurisme de tous les autres, mais, à être ainsi sanctionné, le voyeurisme ne perd-t-il pas tout attrait? Et comment gérer une orgie (changements de partenaires, protocole, etc.) pour éviter tant le chaos, qui menace inévitablement l'entreprise, que la contrainte, qui en nie la fonction supposément " libératrice "? Quant à la représentation cinématographique de l'orgie, elle continue aujourd'hui à poser les mêmes problèmes que jadis au cinéaste, contraint de choisir entre le chaste tableau vivant à la DeMille ou la pornographie, soit le ridicule ou le malséant.

 

Kubrick, lui, opte pour la seule approche fiable et sensée : le cérémonial. Nous rappelant le sens premier du mot orgie, il organise un rituel qui prend la forme d'une sorte de messe solennelle (messe noire, Si l'on veut : toute religion a ses rites, tout rite a quelque chose de religieux). La " débauche " sexuelle, qui pour le langage courant définit l'orgie, devient ici secondaire et marginale. La splendeur du spectacle que (se) donnent les convives, la majesté du cadre, la sévérité des costumes, l'étrangeté des masques, le hiératisme des attitudes, les sombres accords aux résonances médiévales de l'orgue, tout tend à reléguer à l'arrière-plan ce qui constitue en principe la raison d'être de l'assemblée. La caméra, dans ses déambulations à travers les immenses salons, nous montre certes quelques couples copulant (pudiquement escamotés, dans la version américaine, derrière des formes digitalement surajoutées), mais la grande majorité des " participants " ne sont que des spectateurs, immobiles et silencieux, des voyeurs, comme nous. Ils n'y perdent peut-être pas au change, la pompe du show - ce cercle de femmes masquées aux corps superbes, qui se dénudent (écho du premier plan du film?) sous la conduite d'un maître de cérémonie pareil à un cardinal - valant bien un banal accouplement.

 

Le reste de la séquence est d'ailleurs consacré au jugement de l'intrus démasqué (situation archétypale), substituant l'angoisse et le suspense à la contemplation et au plaisir. Peur et désir deviennent inextricablement liés, l'une conséquence - inévitable ? - de l'autre. Coupable d'avoir infiltré le domaine de la transgression sexuelle, Bill est condamné pour sa propre transgression, sa vie est menacée, mais une rédemptrice providentielle le sauve, au péril de la sienne (le scénariste a fourni une explication " rationnelle " de cet étrange rebondissement qui, dans la nouvelle, reste inexpliqué et, au moins implicitement, onirique).

 

Revenu en ville, William fait le sombre bilan de sa nuit de galère (le film n'est pas sans points communs avec celui de Scorsese, ainsi baptisé en français): sa mystérieuse bienfaitrice est à la morgue, la jeune prostituée à l'hôpital, et Nick le pianiste semble avoir été kidnappé (et malmené) à son hôtel par deux individus inquiétants. Ulysse de cette pitoyable odyssée de l'espace érotique, Bill n'a plus qu'à retourner à sa Pénélope endormie, à qui il a précédemment laissé par inadvertance - acte manqué qui sert de confidence anticipée -son masque de la nuit précédente. C'est en versant des torrents de larmes qu'il lui fera le récit de sa triste aventure.

 

"Fuck" est le dernier mot (le fin mot?) du film, prononcé d'un ton décisif par Alice, qui, en conclusion de l'affaire, exprime le souhait de " baiser bientôt ". De " baise ", il n'y en a effectivement pas eu pendant tout ce long film, en principe consacré au " sexe " (si l'on excepte les quelques accouplements anonymes entrevus pendant la fameuse orgie). Les " tentations " de Bill ont été ponctuellement étouffées, celles d'Alice restant du domaine du fantasme. "Fuck " n'appartient certes pas au langage de l'Albertine de Schnitzler, mais tout le dialogue entre les époux qui précède est, lui, emprunté à la nouvelle ("Il n'y a pas de rêve qui soit totalement un rêve "; " à présent nous sommes sans doute éveillés pour longtemps "...). Et ce "fuck " un peu insolite marque bien le retour à l'ordre et à la norme (le sexe conjugal) qui sert de thème à cette conclusion. Kubrick place cet échange dans un grand magasin de jouets où le couple a emmené leur fille choisir des cadeaux de Noël ; on se saurait mieux réaffirmer les " valeurs familiales ".

 

Traumnovelle est une oeuvre tardive, Schnitzler a 63 ans quand il se décide à l'écrire ; et Kubrick - encore une " rencontre " entre les deux auteurs - est presque septuagénaire quand il entreprend le film. L'âge est4l la clé de la vision assez désenchantée de la sexualité qui marque les deux ouvrages? La présence insistante de la mort (décès du patient de Bill, mort de la " rédemptrice " - suicide ou meurtre dans la nouvelle, meurtre ou overdose dans le film -, disparition suspecte de Nick, sida de la prostituée...), toujours en rapport avec l'éros, le désir (déclaration d'amour de la fille en présence du cadavre de son père, trouble de Bill devant le cadavre à la morgue), contribue à donner à la fable une tonalité crépusculaire. La transgression sexuelle est condamnée, prudence et abstinence présentées comme salvatrices (sans qu'on puisse discerner une quelconque ironie chez Kubrick, pourtant familier du mode ironique). " Heureux d'être en vie! ", annonce le gros titre du New York Post que Bill achète (et où il apprend, justement, la nouvelle de la mort de sa bienfaitrice), et, quand il demande à sa femme dans la scène finale : " Que devons-nous faire?", elle répond: " Remercier le destin d'être sortis sains et saufs de toutes ces aventures - réelles ou rêvées. "

 

En fin de compte, Kubrick (Américain volontairement exilé en Angleterre pendant près de quarante ans, physiquement isolé du monde dans sa propriété protégée contre les intrus par grilles et systèmes électroniques, comme la mystérieuse demeure de Glen Cove) était peut-être le cinéaste idéal pour superposer ainsi l'Europe à l'Amérique, Vienne à New York, une fin de siècle à une autre, sans trop se soucier de l'inévitable anachronisme de la transposition, qui aurait sans doute paralysé tout autre réalisateur. On peut regretter que d'autres anciens projets - le Napoléon, ou A.I. - aient été abandonnés pour celui-ci, mais, s'il fallait que Traumnovelle devint un film, on peut douter qu'un autre réalisateur ait pu faire mieux.